L’art a l’œuvre – V.

Musée et société

« Tous les arts sont comme des miroirs où l’homme connaît ou reconnaît quelque chose de lui-même qu’il ignorait. » – Émile-Auguste Chartier – dit Alain (1868-1951).

Le musée valorise la mémoire collective portée par des œuvres reflétant subjectivement la vie ; il autorise de multiples rencontres entre celles-ci et les personnes. Les premiers musées publics apparaissent au XVIIIᵉ siècle en Italie, mais, c’est au XIXᵉ siècle que débutera la véritable réflexion à propos des typologies muséales, d’abord par l’utilisation d’antiques galeries ou patios bien éclairés. L’Altes Muséum à Berlin et la Glyptothèque de Munich seront les premiers véritables musées spécifiques. Ailleurs, les collections sont proposées au public dans des édifices anciens aménagés.

L’apparition des nouvelles techniques architecturales permettent d’ouvrir à l’espace et à la lumière. Le XXᵉ siècle verra des architectes proposer des lieux d’exposition très variés. Dans le courant des années trente, Auguste Perret (1874-1954) et Le Corbusier (1887-1965) créeront respectivement un musée moderne, séparant les lieux d’exposition pour les visiteurs et ceux pour les spécialistes, et un musée-promenade, destiné à être parcouru du centre vers l’extérieur en empruntant une rampe. L’importance accordée jusque alors à l’esthétique de la façade est abolie au profit de celle consacrée à la mise en valeur des œuvres et aux perspectives de vision des visiteurs. Dans les années cinquante, l’architecte et designer italien Carlo Scarpa (1906-1978) contribuera fortement à la réflexion relative à l’importance de la lumière sur la matière, notamment à l’occasion de sa conception majeure, le Castelvecchio de VÉRONE. La seconde moitié du siècle verra encore la réalisation et la projection de nouveaux types d’espaces d’exposition, tels la Galerie nationale de Berlin créée par Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969) et le Centre Pompidou de Renzo Piano (1937) et Richard Rogers (1933). L’importance du musée-conteneur est rehaussée par le détournement de lieux historiques et de bâtiments liés à la mémoire sociale et industrielle, telle l’ancienne piscine de Roubaix, rendue musée par l’architecte Jean-Paul Philippon (1945), déjà auteur du projet de reconversion de la gare d’Orsay. Sis dans des édifices monumentaux structurant le cœur des villes, les nouveaux musées profitent d’une situation centrale et deviennent le moteur de quartiers culturels, tel l’île des musées à Berlin ou les alentours du nouveau musée des sciences à Valence. Après la réussite du projet d’aménagement du quartier Baubourg à Paris, qui a vu l’implantation du Centre Pompidou, l’enjeu urbanistique soutenu par ce type de programme a été réitéré par Frank Gehry, avec le projet relatif au Guggenheim de BILBAO, devenu le nouveau pôle d’attraction de la ville, qui a conféré, par le biais du dynamisme culturel, une nouvelle impulsion à une ancienne région industrielle, sinistrée suite à la fermeture de nombreuses entreprises.

Depuis les années soixante, l’action politique a tenté de favoriser l’accès vers l’art d’un large public. Les musées sont devenus des pôles attractifs, des lieux d’information et d’échanges accessibles. Leur taux de fréquentation est souvent devenu l’élément prépondérant, reléguant au second plan les missions muséales conventionnelles, telles la présentation des collections, la conservation, l’étude, l’organisation d’expositions, l’éducation permanente, etc. La volonté de rendre l’art accessible se traduit encore par l’organisation de manifestations internationales – Biennale de Venise, Documenta de Cassel.

La promotion de l’art se traduit par l’ampleur des organisations, comme par la recherche et la spécificité architecturale propres aux nouveaux lieux d’exposition, destinés à ouvrir au plus grand nombre l’accès aux créations artistiques. Par la spécificité de leurs espaces, les musées et fondations d’aujourd’hui semblent déplacer les visiteurs dans un monde en dehors du quotidien, où ils entretiennent avec l’œuvre un rapport individualisé unique. Tout étant aujourd’hui devenu immédiatement consommable, l’art n’échappe pas à ce phénomène propre aux sociétés libérales. Une dualité s’instaure ainsi entre l’abus d’images superficielles et la manière adéquate de présenter l’Art, de préserver le sens et la finalité initiales de l’œuvre. Faut-il dès lors tout dévoiler comme le souhaite la logique marchande ? Ou faut-il user de lieux d’exposition spécifiquement destinés à favoriser l’intimité du spectateur avec l’objet d’art et d’ainsi optimaliser la découverte, la perception, le ressenti et la réflexion ? Comment combler les attentes fonctionnelles et esthétiques actuelles dans le respect des conditions indispensables à la manifestation et à l’expression de l’Art, dont l’existence et la définition ne tiennent qu’au seul fait d’être vu, bien qu’il soit indissociable du monde qui le produit et lui donne un sens ? Quelles relations instaure la société actuelle entre Art et musées ?

Le musée, comme l’aéroport sont devenus des moyens organisationnels importants et leurs implantations caractérisent l’urbanisme urbain actuel. La ville contemporaine, dispersée sur un territoire de plus en plus vaste, se structure suivant une hiérarchie axiale déterminant la localisation de ses équipements. Les points stratégiques ne sont plus uniquement localisés dans son centre, mais à l’intersection des différentes voies de communication. L’individu entretient une relation superficielle avec l’environnement composite de ce monde événementiel, où la dispersion aléatoire des différentes constructions est uniquement imputable à une volonté effrénée de communiquer, de montrer, tout projet devant nécessairement être matérialisé pour exister. Son développement est ainsi tributaire, comme l’est celui de la société, de l’évolution technologique, de la surabondance de l’image. Dans la plupart des villes, la création et la diffusion massive d’images constitue ainsi le mode de communication usuel, source d’une « culture » visuelle globale et homogène, dans laquelle la création architecturale est un objet, identique à une marchandise infiniment reproduite, sans autre intérêt que sa valeur marchande. Le marketing généralise une architecture commerciale adaptée à la surconsommation massive. Légère et transparente, elle dévoile la totalité de son espace interne aux clients potentiels et résume la relation entre le sujet et l’objet au rapport consommateur/marchandise. Cette urbanisation hétérogène est volontairement propice à l’édification d’immeubles dont la seule raison d’existence est la matérialisation d’une singularité publicitaire. La récupération du musée est donc exigée par le système capitaliste, dans une logique d’harmonisation des fonctionnalités urbaines renouvelées et d’un patrimoine culturel « tête de gondole », sensé séduire et attirer le consommateur. Dans ce contexte, les musées sont également devenus des équipements stratégiques et logistiques majeurs, les organisateurs urbanistiques et promotionnelles de la ville et des quartiers. Tels les centres commerciaux, ils proposent restaurations, divertissements, boutiques, afin de varier l’intérêt de leur clientèle et de stabiliser leur rentabilité. Cette multiplicité de fonctions caractérise l’époque actuelle et instaure, concernant le musée, l’ambivalence entre perspectives culturelles et commerciales. En tant que vecteur de dynamisme, l’institution doit tirer parti de sa vitalité et de la qualité de sa collection d’œuvres pour positivement interpeller le public, dont la relation avec l’art dépendra également de l’environnement sociétal, de l’importance et de l’agencement des lieux d’exposition.

Le débat concernant les conditions optimales de présentation des œuvres, la relation entre le contenu et le contenant le plus adéquat, est loin d’être clos. Neutralité maximale des volumes d’exposition ou espaces spécifiques préconçus ? Les espaces muséaux sont des lieux singuliers, intemporels ; les œuvres y sont objets de contemplation, de réflexion, voire de méditation. La scission entre l’espace muséal et le dehors matérialise le souhait récurent des conservateurs. Le musée se doit ainsi d’être l’interface adéquate à rendre possible l’accès aux œuvres depuis la ville, de manière telle que ce qui n’est pas octroyé à l’art par l’espace public, lui soit accordé par le musée. Il n’existe, d’autre part, pas d’œuvre sans la reconnaissance muséale, habilitée à reconnaître la légitimité artistique à un objet. Œuvre et musée sont donc interdépendants. L’espace muséal doit immuniser le visiteur de la routine quotidienne pour favoriser sa rencontre avec l’œuvre, tout en intégrant le réel sociétal. Cette ambivalence est similaire à celle entérinant la nécessité de distinction d’une œuvre, bien que celle-ci soit issue de la société de consommation de masse. La séparation entre l’œuvre et la ville se produit encore sur un double plan temporel : le premier est causal et correspond à une pensée linéaire de l’histoire de l’Art, le second concerne l’événement, la rupture du message relatif au passé ou au futur. Cette temporalité est nécessaire à l’expression de l’œuvre : en permettant au visiteur de poser un regard contextualisé et objectif, elle lui rappelle que pour aboutir au musée, l’objet a voyagé dans l’espace et fréquemment dans le temps. La technologie d’avant-garde a permis au groupe d’artistes japonais Dumb Type de réaliser des installations dans lesquelles le spectateur est totalement privé de toute possibilité d’orientation, de toute reconnaissance des conditions et référents extérieurs, au moyen d’effets techniques, sonores et optiques. L’expérience a démontré qu’étant techniquement extrait de tout contexte, le sujet focalise plus précisément sur l’objet qu’il découvre, démontrant ainsi l’importance de la qualité environnementale d’un lieu d’exposition spécifiquement voué à un registre de présentation très précis.

Depuis la Révolution française, la reconnaissance d’un objet en tant qu’œuvre d’art dépend essentiellement de sa présence au musée, où il est répertorié en fonction de son époque, de son origine, de son style et y est exposé en fonction de l’espace disponible. Au début du XIXᵉ siècle, ce modèle organisationnel sera qualifié de « rassemblement universel des productions de tout genre », par l’architecte, philosophe et critique d’art Antoine Chrysostome Quatremère, dit Quatremère de Quincy (1755-1849). Ces assemblages, initialement constitués de collections d’œuvres d’art exemplaires, issues de la tradition classique, présentent ensuite des productions d’art catégorisé « primitif » :

– selon la période à laquelle ils ont été réalisés : « les primitifs italiens »

– selon leur origine géographique, tels les arts premiers

– compte-tenu du statut social de leur auteur et de celui du public auquel ils s’adressent : les arts populaires.

Ils concerneront encore divers domaines spécifiques, telle l’anthropologie au Musée de l’homme, pour finalement être assimilés à des archives, aux indices inaccessibles d’époques révolues. Qu’il s’agisse d’un fétiche africain, d’un tableau de Rembrandt ou d’un outil ancien, l’objet muséal constitue à la fois une vision matérielle et de multiples propositions. Le ready-made a, de ce fait, hérité de la qualité de figure représentative. Sa présence dans les espaces scénographiques actuels lui confère une dimension radicale ; sa signification y émerge suivant un processus d’élaboration de l’expérience par la mémoire, conjoint à l’articulation entre la personne elle-même, l’œuvre et le lieu. La forme de communication ainsi instaurée laisse percevoir de manière critique une œuvre patrimoniale par la présentation de son empreinte temporelle, autorisant la transmission de son histoire. Elle permet également l’instauration du débat public, considérant l’éventuelle implication active du spectateur comme une des finalités de l’œuvre.

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