L’art est une forme condensée et spiritualisée de la réalité dont il dévoile l’essence. Il est ainsi la spiritualisation du réel, la manifestation de sa vérité : la puissance de l’œuvre d’art permet de dépasser la vulgaire nécessité de satisfaction. L’art écarte les généralités conventionnelles socialement acceptées, pour présenter la réalité.
La science moderne considère l’objet commun transformable, manipulable, alors que l’œuvre confronte à l’énigmatique, à l’état stable, à la permanence de l’être. La philosophie des sciences définit la pratique constructive comme autonome, la pensée étant délibérément limitée à l’ensemble des techniques de captation qu’elle initie : penser, c’est tester, questionner, modifier, créer, sous l’égide d’une expérimentation contrôlée, dans laquelle interviennent des phénomènes élaborés complexes. Jamais autant qu’aujourd’hui, la science n’a été sensible aux modèles intellectuels : lorsqu’un modèle scientifique résout un problème, il est appliqué à toute chose au titre d’expérimentation ; la pensée opérationnelle devenant, en quelque sorte, l’astuce absolue. L’objet commun doit ainsi, dans la réalité et l’historicité primordiale, être considéré comme « l’être préalable », pour permettre au concept scientifique de prendre la dimension philosophique. La logique artistique abonde par ailleurs dans ce sens : créer autorise à maîtriser une interprétation personnelle du monde.
Georg Wilhelm Friedrich HEGEL
L’art ne donne plus cette satisfaction des besoins spirituels, que des peuples et des temps révolus cherchaient et ne trouvaient qu’en lui. Les beaux jours de l’art grec, comme l’âge d’or de la fin du Moyen-Age sont passés. La culture réflexive de notre époque nous contraint, tant dans le domaine de la volonté que dans celui du jugement, à nous en tenir à des vues universelles d’après lesquelles nous réglons tout ce qui est particulier ; formes universelles, lois, devoirs, droits, maximes sont les déterminations fondamentales qui commandent tout. Or le goût artistique comme la production artistique exigent plutôt quelque chose de vivant, dans lequel l’universel ne figure pas sous forme de loi et de maxime mais confonde son action avec celle du sentiment et de l’impression, de la même façon que l’imagination fait une place à l’universel et au rationnel en les unissant à une apparence sensible et concrète. Voilà pourquoi notre époque n’est en général pas propice à l’art … Dans ces circonstances l’art, ou du moins sa destination suprême, est pour nous quelque chose du passé.
De ce fait, il a perdu pour nous sa vérité et sa vie ; il est relégué dans notre représentation, loin d’affirmer sa nécessité effective et de s’assurer une place de choix comme il le faisait jadis. Ce que suscite en nous une œuvre artistique de nos jours, mis part un plaisir immédiat, c’est un jugement, étant donné que nous soumettons à un examen critique son fond, sa forme et leur convenance ou disconvenance réciproque. La science de l’art est donc bien plus un besoin à notre époque que dans les temps où l’art donnait par lui-même en tant qu’art, pleine satisfaction. L’art nous invite à la méditation philosophique, qui a pour but non pas de lui assurer un renouveau, mais de reconnaître rigoureusement ce qu’il est dans son fond.
Georg Wilhelm Friedrich HEGEL (1770-1831) – Esthétique, Introduction, Chap. 1, Section 1, §. 3
Martin HEIDEGGER
N’est réel que ce qui est l’être de la nature, de l’esprit, ce qui se manifeste dans l’espace, comme dans le temps. L’art révèle l’action de cette force universelle en proposant une réalité élevée, une existence plus authentique. Bien qu’il ait été récupéré, assimilé à un quelconque produit culturel, à un objet à sensations, à distractions, à un banal produit de consommation, à une marchandise, qu’il soit devenu un secteur de l’économie du plaisir et que l’œuvre soit aujourd’hui considérée telle un agrément parmi d’autres, cette réduction de l’art à l’esthétique aboutit, selon l’analyse du philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976), à dévoiler les rapports dominants d’un peuple sous la forme d’une évidence. L’œuvre d’art révèle un monde émergeant qui s’accomplit et n’est pas en ce sens un média, une interprétation parmi d’autres : il n’est que par l’existence de l’œuvre elle-même. Ainsi, pour Heidegger, un temple grec n’est à l’image de rien : il est uniquement la révélation du monde grec, une reproduction accessoire de l’expression de sa culture. Sans cette révélation émanant de l’œuvre, rien n’éclairerait le destin de l’homme. L’œuvre d’art témoigne du monde singulier d’un peuple, de sa vérité historique, ainsi que le fait la Terre elle-même. L’œuvre d’art n’est ainsi pas un simple ouvrage, un artefact parmi d’autres qui témoigne du génie, de la virtuosité de son auteur. Elle donne corps à l’être révélateur d’un monde et d’une Terre, de l’espace par lequel se dévoile toute chose, de l’essence qui ouvre à toute présence.
Un bâtiment tel un temple grec, n’est à l’image de rien. Il est là, simplement, il existe. Il recèle la figuration d’un Dieu et en ce lieu, laisse le sacré s’étendre en sa présence. C’est l’existence du temple qui autorise celle de ce Dieu, dont la présence n’est d’ailleurs pas infinie, mais se déploie et se limite dans et à l’enceinte sacrée que définit le temple. L’œuvre-temple dispose et détient en elle l’unité des perspectives de la destinée humaine – la naissance, la mort, le malheur, la prospérité, la victoire, la défaite, la durabilité, la ruine, etc. L’importance de ces éventualités matérialise le monde historique du peuple, qui par elle et en elle se reconnaît pour accomplir sa destinée.
Le temple repose sa constance sur le roc ; sa permanence d’œuvre bâtie tient tête aux éléments et confirme ainsi de la violence de la tempête, de l’éclat usant de la lumière solaire, de la clarté du jour, de l’obscurité nocturne, de l’infini du ciel. La permanence immuable de sa stature contraste avec le passage éphémère des êtres et des événements. Il s’agit ici d’une référence à la phusis, un des tout premiers concepts philosophique de la pensée grecque, qui pour les Présocratiques, constituait le concept originaire, soit tout ce qui est et advient, la nature étendue à sa dimension la plus large possible. La nature considérée dans l’ensemble de ses phénomènes, qui est appelée la Terre.
Bâti sur le roc, l’œuvre-temple est un monde établi sur la Terre, son sol natal. Pour Heidegger, un monde est l’espace sensuel et relationnel né des choix essentiels d’un peuple et ouvert au possible. Plusieurs mondes correspondant chacun à un peuple cohabitent à chaque époque, la Terre, étant le berceau, la présence accueillante où le tout s’épanouit. Ce n’est pas la présence des êtres naturels qui confère au temple un quelconque statut, mais bien l’existence de ce dernier qui démontre la précarité des choses et des êtres.
Friedrich NIETZCHE
Selon le philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844-1900), la vérité de l’art réside dans le fait qu’il est illusoire et atteint sa pleine dimension en se nourrissant de l’existence qu’il configure simultanément. L’art serait ainsi, à l’instar de cette autre illusion qu’est l’amour, le « grand stimulant de la vie » qui confère à l’existence la forme de l’ivresse vitale. Il procure au monde sa forme héroïque, il est l’excès sublime qui élève par-delà le banal de l’ordre rationnel ou social.
La preuve la plus surprenante de la force de transfiguration que peut opérer l’« ivresse vitale » se révèle par le biais du phénomène amoureux dans lequel elle supplante le réel : pour l’amoureux et l’amoureuse, la cause s’efface consciemment devant l’illusion. Ce phénomène ne permet plus à l’esprit de différencier exactitude et duperie : l’amour, ce compris celui de Dieu, est un état fiévreux transfigurant, une ivresse mensongère au sujet de l’autre comme au sujet de soi-même. L’art peut également revêtir une forme passionnelle semblable et devenir la motivation suprême d’une vie.
L’artiste perçoit le réel comme un flux intense de forces et l’œuvre constitue l’animation de cette confrontation ; elle confère au réel l’intensité maximale.
Paul KLEE
Pour le peintre Paul Klee (1879-1940), l’art ne rend pas le visible, mais rend visible l’invisible. L’art présente le réel sous un éclairage différent, il libère du rapport conventionnel au monde. Le regard humain est généralement orienté par le flot d’images venu de l’imaginaire social et culturel, nivelant tout inédit et toute originalité. L’art peut dès lors raviver le caractère créatif que peut susciter toute vision, inviter à voir activement et sélectivement, plutôt que de subir un quelconque chaos oculaire. Au quotidien, la perception visuelle subit l’influence de l’habitude et d’un flot d’images, qui est à la vision, ce que le préjugé est à l’intelligence. L’artiste veillera à éviter ce piège pour appréhender chaque chose ou événement comme une découverte, de manière à conserver l’objectivité indispensable à l’expression originale personnelle. Au-delà l’habitude, l’art montre les choses nues. Dans l’instantané du premier regard, toutes les caractéristiques perçues nous atteignent, l’habitude altère ensuite la puissance initiale de cette perception. Le rôle de l’art est de dévoiler, dans toute la force du terme, de montrer nues, sous un éclairage qui va secouer la torpeur, les choses surprenantes que nos sens enregistrent machinalement.