Perception et effets délétères
La perception
La vocation première de l’art est de rendre toute l’intensité à la perception non soumise aux nécessités de l’action. Selon le philosophe français Henri Bergson (1859 – 1941), la perception ordinaire se structure par le langage, est naturellement orientée vers l’action et se limite aux mots qui confèrent au réel sa partie transmissible. L’art doit être capable d’améliorer ce modèle de perception limitée aux nécessités quotidiennes ; les artistes doivent donc, d’une certaine manière, se détacher du souci d’être rentables et utiles.
Contrairement aux idées reçues, le réel est d’autant moins accessible que l’on s’y attache, qu’il est l’ancrage à l’action, à la nomenclature langagière, qu’il devienne la finalité obsessionnelle de contrôler les choses. Inversement, le détachement, l’indifférence à l’intérêt matériel dû à l’action, prédispose à une perception affinée, apte à mieux capter le réel, à judicieusement inverser le rapport préétabli entre le concret et l’abstrait, particulièrement important dans une importante proportion des productions dévolues à l’art moderne. La figure est, de fait, alors considérée comme étant la plus fidèle représentation de la réalité, telle que la définissent les mots et les actions qui permettent de l’appréhender, rendant toute autre donnée abstraite par défaut.
C’est cependant cette perception commune du réel qui est bien abstraite : si seuls le langage et l’action sont concrets, le reste est alors vide de toute substance, de tout sens ! Se détacher de cette conception utopique assainit donc très certainement la vue, l’ouïe et la pensée en faveur d’une perception affûtée et davantage concrète. Comme le fera apparaître la suite du développement, la perception de l’œuvre d’art est également susceptible d’être influencée, altérée, voire corrompue par différents facteurs, tels l’émotion, la critique, la valeur marchande, etc.
Le romantisme
La découverte de terres et de populations inconnues, l’influence économique et idéologique de l’Europe sur le monde, a débuté avec la renaissance (approximativement du XIVe au XVIIe siècle). Cette époque induira l’ensemble des mutations sociales et politiques instigatrices de l’occident moderne. Ainsi, l’avènement de l’homme moderne, soucieux de mener sa vie selon ses propres aspirations constitue une révolution philosophique inédite dans l’histoire, selon Emmanuel Kant (1724 – 1804). Selon un autre philosophe allemand, Gerhard Krüger (1902-1972), le romantisme résulte de la réaction à un mouvement antérieur, dénommé en allemand l’Aufklärung – l’éclaircissement en français – courant de pensée identifié aux Lumières, qui couvre approximativement la période de 1720 à 1785, durant laquelle se développera le phénomène Sturm und Drang (tempête et passion), courant politique et littéraire allemand de la seconde moitié du dix-huitième siècle équivalent à une phase de radicalisation de la période des Lumières. Conformément à la définition qu’en a donnée Kant, l’Aufklärung désigne l’émancipation de l’homme moderne par rapport aux autorités spirituelles et temporelles du Moyen Âge, basées sur l’autorité de Dieu. Ce mouvement mobilisera la force suprême que constituent la raison et la science. La philosophie y jouera également un rôle important, concluant par la réflexion, que le Selbst – le Soi pensant en tant que tel – est un acquis qui ne pourrait être ôté à l’homme par aucune puissance, pas même par celle de Dieu, posant ainsi le fondement d’une vision du monde neuve, envisagée sous l’égide d’une liberté souveraine. Ce renouveau de la pensée sera le commencement d’une nouvelle compréhension de l’homme par lui-même, ainsi qu’une nouvelle attitude vis-à-vis des événements. Fichte (1762-1814), philosophe cofondateur de l’idéalisme allemand et Hegel (1770-1831), dont l’œuvre a eu une influence décisive sur l’ensemble de la philosophie contemporaine, tenteront de pallier au manque de contenu de l’existence moderne par l’assouplissement des principes fondateurs de l’Aufklärung.
L’adjectif romantic naît en Angleterre vers la moitié du XVIIᵉ siècle, dérivé de l’ancien français romanz, il se réfère aux romans du Moyen Âge, les récits versifiés en langue romane, par opposition aux ouvrages rédigés en latin : Romantic est proche du médiéval ou du gothique d’un côté, du romanesque, du merveilleux, du fabuleux, de l’imaginaire ou du fictif de l’autre. Traduit par romantisch, l’adjectif est adopté en Allemagne à la fin de ce siècle, où il prend la signification « comme dans un tableau », synonyme de pictural, la nature étant, dans ce contexte, perçue à travers le prisme de l’art. C’est ainsi que le mot a fait son entrée dans la langue française, par « Les Rêveries du promeneur solitaire » de Jean-Jacques Rousseau, lequel envisage la nature romantique des rives sauvages du lac de Bienne.
La perception de la réalité matérielle, comme de la réalité spirituelle, est susceptible d’interprétations différentes en fonction des époques. Issu de la Révolution française, le Romantisme voit, dans la première moitié du XIXᵉ siècle, l’émotion, l’imagination et la sensibilité dominer la raison et la morale. Il s’oppose au Classicisme, basé sur la raison et la vision organisée, ordonnée du monde. Charles Baudelaire le défini comme étant « une manière de sentir » : « Ils l’ont cherché en dehors, et c’était en dedans qu’il était seulement possible de le trouver ». L’art romantique trouve l’inspiration dans la nature, l’histoire et les passions humaines. Écrivains et peintres s’inspirent de la nature : cimes inaccessibles, océans infinis et nature sauvage gavent leur imagination créatrice ; ils affirment leurs idées et leurs œuvres diffusent passionnément leurs impressions et sentiments personnels. Ils prônent l’individualité et réfutent les critères académiques. Le Romantisme rompt avec l’esthétique Néo-classique prépondérante. L’art romantique se veut autonome, indépendant de commanditaires. Il sera suivi du Réalisme, de l’impressionnisme et du post-impressionnisme. Dès le romantisme allemand, l’art acquiert, à l’instar de la philosophie, une fonction de révélation ontologique. Les romantiques octroient à l’individu un statut aristocratique et libertaire rendu ambivalent par la coexistence du désir de modifier le système, de critiquer une modernité déshumanisante. Ils revendiquent le retour à une spiritualité opposée aux religions instituées par une société tentée par la déshumanisation. Lors de l’émergence des grands paradoxes sociaux du IXᵉ siècle, période pendant laquelle la spéculation et l’opulence voisinent l’extrême pauvreté, les Romantiques dénoncent l’exode forcé des travailleurs vers les grandes villes et la misère que le machinisme naissant engendre pour les ouvriers.
En France, le romantisme a d’abord été une réaction contre la littérature, demeurée classique depuis la Renaissance. Les écrivains qui, au début du dix-neuvième siècle, s’affranchissent des règles de pensée, en opposition au rationalisme et au matérialisme des philosophes du dix-huitième siècle, sont qualifiés de « romantiques ». Cette révolution est arrivée à maturité pendant La Restauration – période de l’histoire de France comprise entre la première abdication de Napoléon Bonaparte le 6 avril 1814 et son retour en mars 1815 – et s’est triomphalement confirmée vers 1830. Les romantiques octroient à l’individu un statut aristocratique et libertaire rendu ambivalent par la coexistence du désir de révolutionner le système tout en critiquant la modernité jugée déshumanisante. Ils revendiquent le retour à une spiritualité opposée aux religions instituées par une société menacée par la déshumanisation.
En peinture l’objectif principal de l’artiste romantique, est l’expression des sentiments intérieurs. Opposé au courant académique, il explore des domaines inusités, tels le rêve, la folie, le doute, la peur, l’angoisse. Le peintre peint son imaginaire ; son besoin d’expression ne craint ni de déplaire, ni d’être rejeté par l’académisme. C’est à cette époque que naît le mythe du peintre maudit, du novateur incompris, misérable mais libre. En fin du dix-huitième, Francisco Goya (1746-1828), est le précurseur du romantisme. Il commence à peindre de manière non académique, dans le but d’exprimer et de transmettre avec force, sa vision personnelle du monde. Il exprime émotions et sentiments par la déformation des corps, l’omniprésence de la matière, une touche forte et vigoureuse qui soulignent l’horreur de la guerre et de la nature humaine. L’angoisse et la peur, sujets nouveaux, n’auraient en effet, pas été efficacement montrés sous les traits policés et idéalisés de l’esthétisme académique. Dieu est partout, affirme Carl Gustav Carus (1789-1869), médecin et peintre allemand, ami de Goethe, métaphysicien de la vie et désireux de marquer ses distances à l’égard du panthéisme. Il génère les mots d’enthéisme et de panenthéisme, dont le sens est que si le divin habite toute chose, tout n’est évidemment pas en Dieu. Considéré comme le premier théoricien de l’inconscient, il définit l’univers comme un organisme où la nature et l’esprit sont unis au sein d’un Inconscient auquel l’homme prend part par sa présence physique et par son propre inconscient. La conscience de l’individu rompt cependant souvent cette harmonie : nos maladies expriment ainsi la rupture du lien originel établi entre le corps à l’âme. Carus envisage la peinture comme étant la révélation de l’invisible ; grâce à l’œuvre, la nature est saisie dans une fusion autant physique que mystique ; il existe une tentative de communion avec la vie de la terre. « Quels sentiments s’emparent de toi lorsque gravissant le sommet des montagnes, tu contemples de là-haut la longue suite des collines, le cours des fleuves et le spectacle glorieux qui s’ouvre devant toi ? Tu te recueilles dans le silence, tu te perds toi-même dans l’infinité de l’espace, tu sens le calme limpide et la pureté envahir ton être, tu oublies ton moi. Tu n’es rien, Dieu est tout. » En Angleterre William Blake et Heinrich Füssli peignent des visions de leur univers intérieur en créant un monde visuel fantastique tant au niveau de la forme que du contenu. La nature joue donc un rôle essentiel pour les romantiques. Caspar David Friedrich (1774-1840), peintre allemand, significatif et influent du romantisme allemand, suggère dans son tableau « Le voyageur contemplant une mer de nuages », la présence d’un dieu caché attirant le spectateur dans l’infini de l’espace, suggéré par un paysage sensé être situé au-delà du tableau, donc au-delà de la peinture elle-même.
Le renouveau de la peinture de paysage vient d’Angleterre. John Constable (1776-1837), en fera l’égal de la peinture historique, jugée à l’époque plus importante. Son style simple, à la touche libre, refuse le détail et excelle dans le rendu de l’ombre et de la lumière par le scintillement, la stridence et les effets du soleil dans la végétation. Il cherche la réalité par la création d’une ambiance où la touche et la couleur deviennent plus importantes que le dessin. Son compatriote William Turner (1775-1871), abandonne totalement la perspective linéaire pour laisser impulsivement la matière et les couleurs suggérer des formes tourbillonnantes et démontrer l’impuissance humaine, face à une nature violente et déchaînée. Ses empâtements au couteau, ont tout d’abord été dénigrés par les critiques conservateurs.
Ce sentiment, exhalé dans le rendu, va influencer les romantiques français et sera à partir de la moitié du siècle le propos pictural développé par l’École de Barbizon, village limitrophe de la forêt de Fontainebleau, centre spirituel des peintres paysagistes de 1825 aux années 1870, préalable du mouvement impressionniste. Théodore Géricault, inspiré des maîtres anciens, va utiliser la composition monumentale réaliste. Sa toile « Le Radeau de la Méduse », dénonce un des plus grands scandales de son époque : le 2 juillet 1816, la frégate La Méduse, commandée par un officier inexpérimenté, s’échoue au large de la Mauritanie. Seuls les nobles embarquent dans les canots de sauvetage en nombre limité ; les 150 malchanceux restants, doivent, à la hâte, construire un radeau. Deux des survivants témoignent de cas d’anthropophagie. Dès les premières nuits ils s’entre-tuent et s’entre-dévorent par manque de nourriture. Cette tragédie provoquera l’avènement d’une fonction sociale à la peinture du dix-neuvième siècle.
L’étrange, la soif de l’au-delà, est une quête qui mènera au renouveau spirituel du début du dix-neuvième siècle. Elle vise à la réconciliation du panthéisme voire du paganisme et du christianisme. Ce désir du retour à la source est activé par l’émergence du bouddhisme dans la société occidentale. Il propose une spiritualité vivante, non dogmatique, propre à renouveler notre lien au monde et à l’autre, une écologie du corps et de l’esprit. Son influence sur la société occidentale de l’époque est considérable et constitue vraisemblablement l’émergence de l’écologie en tant que l’interdépendance des hommes avec la nature et avec leurs actes. L’impensable relation du psychisme et du physique, la fusion entre le proche et le lointain, l’invitation à pénétrer l’âme du monde, l’appel à la présence fusionnelle, à l’amour, constituent donc les fers de lance du Romantisme.
Selon Kant, seule la nature éveillerait au sublime, ce mélange d’émerveillement et de terreur, d’attraction et de répulsion. Dans les Observations sur le sentiment du Beau et du Sublime, il avance certaines données relatives à une théorie du sublime, comme le concept du plaisir mêlé d’effroi présent chez Burke (1729-1797), homme politique et philosophe irlandais, auteur d’ouvrages portant sur l’esthétique, fondateur de la revue politique Annual Register. La Critique de la Faculté de Juger d’Emmanuel Kant définira une doctrine rigoureuse au sujet du sublime, laquelle s’achève de manière fondamentale, autant qu’originale. Le sublime soumet l’âme à de rudes épreuves initiatiques, qui lui révèlent qu’il n’existe de sublime que de l’esprit. Celui-ci va donc tramer en lui-même des relations conflictuelles et inusitées, entre la raison et l’imagination. Le kantisme révèle ainsi une théorie du sublime déjà romantique, qui défini une nouvelle relation des facultés spirituelles, dans laquelle le spectacle sublime provoque une élévation de l’âme.
La seconde génération du courant romantique s’intéresse à la place réservée à l’humain. Lors de l’émergence des grands paradoxes sociaux, où la spéculation et la richesse voisine l’extrême pauvreté, les Romantiques dénoncent l’exode forcé des travailleurs vers les grandes villes, ainsi que les misères que le machinisme naissant engendrent pour les ouvriers. Le doute accompagne la volonté de progrès et l’excès de piété religieuse s’installe chez ceux qui peuvent lire la démonstration faite par Nietzsche de la mort de Dieu. Le caractère passionné et révolutionnaire de l’âme romantique va également s’exprimer dans le domaine politique. Vers 1848, diverses révoltes éclatent dans plusieurs pays européens : Allemagne, France, Italie, Bohème, Hongrie… Un courant idéaliste envahi le continent. En France, l’engagement politique républicain et le rejet des théories académiques laissent cependant l’influence de l’art classique subsister dans le travail d’Eugène Delacroix (1798-1863), chef de file du romantisme français et antithèse du courant néoclassique incarné par Jean-Dominique Ingres (1780-1867), proche des Bourbons et du régime de la Restauration. De ses voyages en Afrique du Nord, Delacroix retient la lumière particulière que dégageront ses tableaux ; l’influence de Constable lui fait adopter une touche libérée, qui augure du futur style impressionniste. Son tableau « La Liberté guidant le peuple » et « Le manifeste du parti communiste » de Karl Marx (1818-1883) et de Friedrich Engels (1820-1895), rédigé à la même époque, attestent que le Romantisme est un engagement à la révolte politique et sociale. Il annonce l’ère moderne, les nouveaux sujets de réflexion et les techniques nouvelles ; il initie les courants idéaux et artistiques de la seconde moitié du siècle, dont l’impressionnisme. L’académisme s’éteindra définitivement lors de l’arrivée de la photographie et du séisme artistique du vingtième siècle.
L’essor de la critique d’art au dix-neuvième siècle, a contribué à transformer le romantisme en courant important, tant pour ses contemporains, que pour les générations suivantes. Il s’est dès lors affirmé et affiché en tant que l’opposant du style académique officiel. Selon Edmond Couchot (1932), professeur des universités, théoricien et artiste plasticien contemporain français, pionnier des arts numériques, le romantisme n’est ni une école, ni une technique, ni même un style. Il s’agit d’une perception esthétique et globale propre au comportement artistique, laquelle révise la perception du monde et incite l’artiste à éprouver personnellement sensations et sentiments, source de flux changeants et circulants. Jean-Marie Schaeffer (1952), philosophe de la réception esthétique et de la définition de l’art, résume ce changement de perspective en affirmant que le romantisme accède à une métaphysique du beau. Dans son ouvrage relatif à l’avènement de l’art romantique, Pierre Wat (1965), historien de l’art, critique et professeur d’université français, explique que le romantisme ne définit pas de nouvelles normes, destinées à remplacer celles qu’il désavoue. Robert Rosenblum (1927-2016), historien d’art et professeur américain, évoque remarquablement l’’esprit du romantisme de l’art occidental dans son ouvrage « Peinture moderne et tradition romantique du Nord » : la Beauté cesse d’être une forme ; c’est à l’inverse, à l’informe, au chaotique que va la préférence. Le romantisme demeure ainsi une attitude artistique, philosophique, politique et sociale révolutionnaire, transgressive, intemporelle, sensée transmettre au regardeur la perception du faiseur, son appréhension critique relative aux modifications sociétales. L’intérêt qu’a suscité ce mouvement le rend, par ailleurs, intemporel. Résumé par le slogan « l’art pour l’art » au début du XIXe siècle, il prône la valeur intrinsèque de l’art, sans plus aucune fonction didactique, morale ou utile et exprime l’influence de la charge émotionnelle susceptible d’influencer, par le biais de l’inconscient collectif entre autres, la perception d’une œuvre par un spectateur peu avisé. Ce slogan, totalement en dehors des réalités populaires, a par ailleurs été, considéré par certains artistes comme une atteinte à leurs sources d’inspiration réelles.
Le Romantique a-t-il donc réussi à humaniser le système ? Qu’est devenu le souhait de revenir à une spiritualité humaniste ? Les grands paradoxes sociaux ont-ils été résolus ? Il semble aujourd’hui que le statut aristocratique et libertaire souhaité pour l’individu soit l’apanage des classes dominantes.
La dérive romantique
Le rejet de l’universalité et de la spiritualité fut déjà l’origine de la disparition de la civilisation grecque classique. Dans « La République » ou « La constitution », Adimante de Collytos (-482–382) suggère : « puisque le paraître vient à bout même de la vérité et se montre souverain pour le bonheur, c’est dans cette direction qu’il faut entièrement nous tourner », ce qui habilite l’éloquence manipulatrice à l’emporter sur la vérité. Ce constat navrant, historiquement vérifié demeure d’actualité. La culture romantique romaine « du pain et des jeux » sera entretenue par la politique de colonisation. Jusqu’au XVIIᵉ siècle, les artistes seront les apôtres de l’indifférence politique face à la souffrance des peuples victimes des régimes aristocratiques. Le traité de Westphalie (1648) Favorisera toutefois, la résurgence de la pensée grecque en Allemagne, à travers un courant humaniste. Gotthold Ephraïm Lessing (1729-1781) écrira « L’éducation du genre humain », ou « Nathan le sage », appelant au dialogue des civilisations, écho à « La paix de la foi », du fondateur de la renaissance européenne, le cardinal Nicolas de Cues (1401-1464). Moses Mendelssohn traduira à nouveau « Phédon » de Platon, intronisant la notion d’Agapé, l’amour désintéressé, l’amour pour l’amour c’est-à-dire essentiellement l’acte de charité. Vont naître les grands compositeurs classiques : Bach, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms, Mendelssohn, etc, qui, comme tous les hommes d’exception de leur époque, participeront à une forme d’éducation, qualifiée anti-romantique par l’écrivain et critique Gotthold Ephraim Lessing.
C’est pour cette raison que l’oligarchie promouvra le courant romantique, afin de maintenir la population dans la nostalgie, l’illusoire et l’individualisme. Le poète et théoricien de l’esthétique Friedrich Von Schiller (1759-1805) et le poète Heinrich Heine (1797-1856), pensaient pouvoir « créer des citoyens pour une constitution, avant de créer la constitution pour les citoyens ». C’est dans ce contexte que Schiller écrivit une tragédie adaptée à la situation de chaque Etat européen : (Jeanne d’Arc pour la France, Guillaume Tell pour la Suisse, Don Carlos pour l’Espagne, etc.). Dans « Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme », il affirme « le plus parfait des arts est de construire la liberté politique par l’ennoblissement du caractère de chaque individu ». L’histoire étant susceptible de renouveler des causes et des effets similaires, il est, compte-tenu du contexte culturel et politique actuel, essentiel de savoir et de retenir que c’est pour empêcher la concrétisation de l’idéal prôné par Von Schiller – permettre à l’homme d’atteindre les niveaux supérieurs de la pensée par l’étude et la compréhension des sciences et des arts – que le courant romantique a été utilisé en tant que anti culture par les pouvoirs en place à l’époque.
L’émotion
Composition physiologique et fonctionnelle du cerveau humain
Platon considérait l’âme comme le refuge de trois critères : la cognition, l’émotion et l’impulsion.
Le cerveau humain, est organisé en trois niveaux : le premier, le cerveau reptilien est le lieu de l’organisation de notre survie, le gestionnaire des comportements de base.
Au-dessus du cerveau reptilien, le système limbique ou cerveau palé-mammalien est l’apanage de tous les mammifères. Il est le siège des émotions et des sentiments ; initié au sixième mois de la vie, il se développe jusqu’à l’enfance. Il constitue la conscience émotionnelle.
Le troisième, le cortex, permettrait, quant à lui, la pensée abstraite. Actif dès la vie intra-utérine. Il dirige la régulation de nos fonctions vitales et assure nos comportements de protection et de défense, de reproduction et de territorialité. Il est le niveau de conscience instinctuelle ou conscience physique.
De la conception, aux premiers mois après la naissance, les expériences seront mémorisées par le cerveau reptilien en tant que ressentis et réactions physiques. Les souvenirs s’enrichiront ensuite, d’une information émotionnelle stockée au niveau du système limbique. Ainsi, les angoisses vécues à l’âge adulte s’accompagneront de réactions physiques, liées à de précoces et douloureux souvenirs, auxquels s’additionnent ensuite, ceux issus de la conscience émotionnelle.
Le système limbique, siège des émotions – agressivité, peur, plaisir, colère – instaure le dialogue entre le cerveau et le corps. Il est également impliqué dans l’apprentissage de la mémoire, l’olfaction, le contrôle du système endocrinien, l’appétit, le système nerveux autonome – fonctions respiratoire, digestive et cardiovasculaire.
Un troisième niveau, plus sophistiqué, partagé avec des mammifères tels les grands singes est le cerveau mammalien ou néocortex, particulièrement développé chez l’être humain. Cerveau logique, réseaux complexes de milliards de neurones, il autorise l’analyse, le refoulement, le classement, le calcul, la projection, la conclusion, l’explication, la représentation, la symbolisation, l’imagination, la verbalisation… Le néocortex génère la pensée élaborée partant du flot permanent des données informatives drainées par le cerveau reptilien et la conscience émotionnelle. Cette troisième partie du cerveau est le siège de la conscience intellectuelle.
L’intellect, miracle de technologie neurologique, a dû, pour se développer, se prémunir d’un afflux de données excessif et a initié un mécanisme fondamental : le refoulement, sans lequel l’intellect serait en permanence parasité par des informations émanant des consciences physique et émotionnelle. Le moindre bruit, la moindre sensation ou le moindre souvenir entraînerait une interférence incompatible avec l’activité de pensée et de réflexion.
Le fonctionnement cérébral laisse clairement apparaître que l’instinct, l’émotion et le raisonnement émanent chacun d’une des trois zone distinctes du cerveau. Il est important de ne pas confondre instinct et émotion – le premier étant généré par le cerveau reptilien, la seconde par le système limbique – souvent erronément nommés « inconscient ». L’instinct est un comportement inné, qui ne s’acquiert donc pas ; il est afférent à la survie et est présent dans toutes les espèces animales. La psychobiologie le défini comme un ensemble hypothétique de séquences motrices innées, préprogrammées au sein du système nerveux et permettant la réalisation, sans aucun apprentissage, de comportements adaptés. Instinct de vie, instinct de fuite, instinct de reproduction… Il s’agit d’actions ou de réactions spontanées face à une situation, de conduites inscrites à notre patrimoine génétique sur lesquelles influent les circonstances. Lorsqu’il s’agit de comportements psychiques, la notion de pulsion, aux composantes plus complexes, est préférée à celle d’instinct.
Le biologiste et zoologiste autrichien Konrad Lorenz (1903-1989), a mit en évidence le fait que les comportements ont un fondement physiologique indépendant. Ils reposent sur un mécanisme de coordination centrale et une production endogène d’excitation qui permettent de répondre sélectivement aux stimuli de l’environnement en les filtrant. Tant qu’un comportement n’est pas utilisé, il est inhibé par l’appareil physiologique ; c’est le seuil d’activation. Un comportement se déclenche par la conjonction d’une excitation interne élevée et d’un stimulus externe correspondant qui provoque le dépassement de ce seuil d’activation. Il s’agit du mécanisme inné de déclenchement, conjointement découvert par Konrad Lorenz et Nikolaas Tinbergen.
Appréhension de l’émotion
Il semble difficile de définir l’émotion : elle n’existe pas précisément en tant qu’entité psychologique. Il s’agit d’un concept propre à de multiples phénomènes, communément répertoriés en une catégorie élargie. Ceux-ci peuvent inclure une sentimentalité romantique à la lecture d’une histoire d’amour, une crise de colère ou un rougissement lors d’une prise de parole. Pour la psychologie, ces différents phénomènes, labellisés émotionnels, résultent de processus très différents, ce qui contribue à difficilement définir l’émotion et constitue une réelle difficulté à l’étude scientifique du phénomène. Il devient cependant envisageable de le définir de manière plus probabiliste, en termes d’ensembles flous, plutôt que de se cantonner à la catégorisation prédéterminée par un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes. Le degré d’appartenance à une catégorie serait ainsi défini par le nombre de caractéristiques que le phénomène partage avec le prototype théorique de la classe concernée : un objet est une table en fonction des caractéristiques qu’il possède en commun avec le prototype de la table. Plus l’objet possédera les caractéristiques prototypiques, plus il pourra être appelé table. Cette manière de procéder correspond exactement au processus d’identification du phénomène émotionnel, constitué d’un ensemble de développements coordonnés et présents suivant leur nature, qui, par leur manière d’interagir aboutissent à une définition précise et opérationnelle du concept émotionnel, ainsi rendu apte à l’analyse scientifique.
Une caractéristique émotionnelle régulièrement présente chez les personnes souffrant de troubles psychologiques, consiste à ce que des situations ou objets particuliers provoquent chez elles des réactions émotionnelles importantes, alors que ces mêmes circonstances laisseront la majorité des autres personnes indifférentes. L’exemple des cas phobiques simples est particulièrement significatif à cet égard. L’organisme réagit immédiatement dans toutes ses composantes, dès l’activation d’une signification émotionnelle, pour affronter le défi du caractère émotionnel propre à la situation. Qu’il s’agisse d’une opportunité, d’un danger, d’un obstacle, l’organisme veille à interagir d’une certaine manière, compte-tenu de son environnement ; c’est la tendance à l’action. Celle-ci activée, un ensemble de réponses émotionnelles sont déclenchées : modifications physiologiques, expressives, comportementales ou cognitives. Ces composantes ne sont pas systématiquement activées, mais si elles le sont, il s’agit vraisemblablement d’une émotion prototypique.
La dernière caractéristique propre à l’émotivité est le sentiment subjectif, la coloration subjective de l’expérience par l’émotion. L’individu émotionné éprouve et vit un état différent.
Les émotions susceptibles d’être ressenties par l’être humain sont multiples, mais en fait, quatre grandes manifestations, susceptibles d’induire des comportements inadaptés apparaissent :
— La colère, qui naît généralement d’une frustration. Elle à tendance à clairement s’exprimer devant l’impuissance face à l’injustice, l’intrusion sur le territoire personnel et l’entrave à la liberté .
— La honte constitue une émotion terrible, qui tétanise et génère des séquelles lorsqu’elle perdure ; elle peut alors être la source d’un effet dévastateur pour la confiance et l’estime de soi.
— L’anxiété susceptible d’être perçue physiquement, lorsqu’elle devient peur et provoque tremblements, tachycardie, tachypnée, mains moites… Elle peut être due à une situation concrète, comme à une situation hypothétique redoutée. Les situations anxiogènes ont en commun, d’être le résultat de l’appréhension, comme de l’aboutissement négatif de diverses situations précédemment vécues.
— La tristesse est liée à la perte, au deuil. Elle survient après le choc dû à la mauvaise nouvelle. Elle induit des larmes salvatrices ou dévastatrices.
« Dans les moments de grande tension, l’esprit se fixe sur un détail sans importance dont on se souvient parfaitement bien longtemps après, comme si l’anxiété nous l’avait à jamais gravé dans le cerveau » – Le mystérieux Mr Quinn – Agatha Christie. La célèbre romancière définit ainsi partiellement l’anxiété : une émotion devenue pathologique parce que une sensation de tension interne devient douloureuse alors que rien n’est à redouter. L’anxiété peut paralyser, comme susciter l’agitation. Elle émane généralement d’une situation particulière ou d’un objet spécifique. Elle peut être un moteur lorsqu’elle reste modérée et contrôlée, auquel cas, elle constitue une réaction adaptée à une situation complexe. Lorsque les troubles qu’elle occasionne deviennent pathologiques, l’angoisse exagérée perturbe la vie sociale, familiale ou professionnelle et empêche d’agir raisonnablement et efficacement. Elle devient alors une maladie, qui nécessite la prise en charge adaptée.
Les recherches récentes en psychologie et neurosciences attestent que la plupart des comportements dépendent simultanément de la combinaison d’influences émotionnelles et rationnelles. Au niveau cérébral, l’idée d’une dissociation entre zones émotionnelles et rationnelles semble disparaître ; la quasi-totalité du cerveau serait réceptif à certaines informations émotionnelles, ce qui autorise à mieux comprendre les possibles interactions entre raison et émotion. La dualité raison/émotion reste toutefois applicable, notamment au domaine décisionnel.
Le comportement d’individus et de groupes a longtemps été étudié selon un système d’évaluation mathématique, à l’issue duquel, les résultats non conformes aux prévisions statistiques étaient jugés irrationnels. Ces défiances à la logique résultent, en fait, de l’influence qu’exerce l’émotion sur nos appréciations et décisions. Quelle pourrait être l’influence du binôme émotion/raison sur une personne donnée ? Certaines situations permettent d’analyser la prépondérance des influences et d’éventuellement opter pour le comportement optimal. Qu’en est-il au sujet de la manière de percevoir les œuvres artistiques ? L’émotion générée par le système limbique peut influer la logique du néocortex, notamment concernant le domaine de la prise de décision, dont le processus s’apparente à celui responsable de l’acte créatif. Le décodage et l’appréciation des réalisations artistiques seraient ainsi effectivement impactés par le phénomène émotionnel dit irrationnel.
Psychanalyse
La psychanalyse définit le conflit comme inhérent à l’être humain : il se manifeste entre les différents systèmes, entre les pulsions, entre le désir et la défense. Le conflit central est le complexe d’œdipe, lequel, est déjà inscrit de façon pré-subjective comme conjonction dialectique et originaire du désir et de l’interdit suprême, avant d’être un conflit défensif. Le conflit psychique, ou conflit intérieur, se définit, suivant la conception freudienne dominante en psychologie comme en psychiatrie, en tant que l’expression d’exigences internes inconciliables, telles que les désirs et leurs représentations opposées, et plus spécifiquement, comme des forces pulsionnelles antagonistes, conflit pouvant être manifeste ou latent.
La psychologie de l’art étudie les phénomènes conscients et inconscients actifs dans la création et la perception de l’œuvre. Ce concept, déjà présent dans les biographies rédigées par quelques historiens de l’art du XIXᵉ, implique la primauté de l’artiste dans l’interprétation, admise depuis la renaissance et le romantisme. Dès 1905, Freud ébauche la théorie des pulsions et l’art devient l’objet de la psychanalyse, la finalité n’étant pas l’évaluation de l’œuvre, mais l’explication des processus psychiques relatifs à son élaboration : « Trouver le rapport entre les impressions de l’enfance et la destinée de l’artiste d’un côté et ses œuvres comme réactions à ces stimulations d’autre part, appartient à l’objet le plus attirant de l’examen analytique ».
Basée sur le concept de sublimation, l’analyse de la création artistique est la transposition d’une pulsion par laquelle l’artiste tente de résoudre son insatisfaction par la création d’un objet susceptible de satisfaire son désir de valorisation sociale. Dans ce contexte, l’art est également envisagé comme outil diagnostic ou thérapeutique.
L’étude de la perception de l’œuvre par le spectateur s’inscrit dans le prolongement de la théorie de la Gestalt-thérapie, basée sur l’interaction constante de l’être humain avec son environnement, dans le but de déterminer les processus psychologiques qui suscitent chez le spectateur la prise de conscience de sa culture personnelle, de son propre savoir, de son milieu social, plutôt que de l’expertise témoignée par l’artiste. Ces analyses se poursuivent en psychologie cognitive et en philosophie de l’esprit, suite aux récentes découvertes dans le domaine des neurosciences, qui renouvellent l’étude des jugements esthétiques et les concepts de créativité et d’imagination.
Dès le XVIIᵉ, la philosophie analyse la conscience et ses phénomènes perceptibles, telles la pensée, la mémoire, l’imagination. Elle pressent que le psychisme échappe en partie à la conscience, mais c’est au XXᵉ que Freud (1846-1939) va établir l’existence de l’inconscient et investiguer le domaine des fonctionnements psychologiques expliquant les conduites inconscientes, responsables des troubles apparents. En instaurant la psychanalyse et la théorie de l’inconscient, Freud va bouleverser la pensée de l’époque et explorer un aspect de l’esprit humain jusque alors ignoré, ouvrant aux philosophes une vision inédite d’un psychisme humain essentiellement sujet de l’inconscient, lieu de refoulement des représentations et des pulsions jugées indésirables par le sujet. Avant tout libidinales, amorales et asociales, elles se manifestent concrètement sous la forme d’actes manqués, de lapsus, de rêves, lesquels constituent, selon Freud, des actes porteurs de sens qui doivent être explorés.
Carl Gustav Jung (1875-1961), adhérera à la théorie freudienne de l’inconscient individuel, lui adjoignant toutefois la notion d’archétypes, qui, selon lui, constitue, en fait, la part principale de l’inconscient humain. Les archétypes émanent de l’agencement psychique hérité de l’expérience ; ils organisent l’inconscient collectif et constituent la base du comportement humain. Ils se manifestent par les rêves et les visions. La naissance, la mort, le pouvoir et l’échec sont régis par des archétypes, tout comme l’expérience religieuse et mystique. L’inconscient collectif est une donnée universelle dont chaque être humain est imprégné dès sa naissance ; il est inné. Le Soi est l’archétype central de la personne psychique. « En plus de notre conscience immédiate, il existe un second système psychique de nature collective, universelle et impersonnelle qui est identique chez tous les individus. Cet inconscient collectif ne se développe pas individuellement, mais est hérité. Il se compose de formes préexistantes, les archétypes, lesquels donnent un sens aux contenus psychiques » C.G. Jung.
Les théories et méthodes de Freud et de Jung divergent, notamment à propos de l’origine des névroses et de l’organisation de l’inconscient. Jung a initié la psychologie analytique, essentiellement basée sur le principe que les actes ne résultent pas uniquement de l’inconscient personnel, mais également de l’inconscient commun aux individus d’une même société. Cet inconscient collectif recèlerait des archétypes, tels le Soleil, l’Ombre, l’Arbre de vie. Ces figures diffèrent selon la civilisation, le groupe social, etc, mais demeurent invariablement les porteurs de la même symbolique. Elles ne se manifestent cependant pas de la même manière chez tous les membres d’une société ; chacun les incorporant en fonction de son propre inconscient, de son vécu personnel. Pour Jung, ce que le malade doit apprendre, ce n’est pas comment se débarrasser d’une névrose mais comment l’assumer et la supporter. Il va donc aider le patient à prendre conscience de sa personnalité propre, à distinguer son individualité de la collectivité. La création artistique facilite l’exploration personnelle. Jung accompagnera le patient dans sa production et analysera la correspondance entre celle-ci et les archétypes théoriques, alors que Freud interprétera les symboles en fonction du vécu du sujet et de son approche de la sexualité. L’art-thérapie jungienne améliorera l’analyse par la prise en compte des archétypes émanant de l’inconscient collectif.
En 1907, l’ historien et critique d’art allemand Wilhelm Worringer (1881-1965), publie la thèse « Abstraction et empathie ». Elle précise le pouvoir thérapeutique du processus de création artistique : « De tout temps, l’art proprement dit a satisfait un profond besoin psychique et non la simple impulsion d’imitation, limitée à la joie ludique de copier des modèles naturels. Le nimbe qui entoure le concept d’art, tout le respectueux dévouement dont il n’a cessé de faire l’objet ne peuvent être psychologiquement élucidés que si l’on conçoit un art né de besoins psychiques et satisfaisant de mêmes besoins ».
Pour le pédiatre, psychiatre et psychanalyste anglais Donald Woods Winnicott (1816-1971), la vie et la capacité créative mise au service de la communication sont indissociables. L’envie de créer ne se manifeste toutefois que dans la recherche du plaisir, la créativité étant inséparable de la notion de jeu. Le jeu est pour lui une notion primordiale. En 1971, il affirme : « Pour l’enfant, jouer est ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». En jouant, l’enfant, comme l’adulte sont capables d’utiliser entièrement leur personnalité.
La créativité dans son aspect universel chez Winnicott, peut être assimilée à la pulsion de vie chez Freud. Il reprochera aux psychanalystes, d’avoir confondu créativité et activité artistique, d’avoir négligé la première et de ne pas s’être questionné au sujet de la pulsion créative elle-même. Envisageant la créativité au sens large du terme, Winnicott assimile celle-ci à l’attitude prise face à la réalité extérieure, associée à la bonne santé et à l’envie de vivre. Il fait la distinction entre exister » et « vivre », ce qui impliquera sa théorisation de l’aire transitionnelle. Il se positionne en tant que l’héritier des thèses freudiennes et intègre les avancées théoriques de Mélanie Klein (1882-1960), à sa recherche.
Mélanie Klein a instauré la technique de l’analyse enfantine par le jeu, à interpréter le jeu comme s’il s’agissait d’un rêve. Elle utilise le jeu comme médiation thérapeutique, comme un moyen d’accès aux représentations internes symboliques de l’enfant. Le jeu est une mise en scène des tensions psychiques et un moyen thérapeutique appliqué au phénomène du transfert. Elle considère que l’analyse du jeu chez l’enfant, équivaut à la psychanalyse chez l’adulte : il s’agit d’autoriser un transfert qui témoigne de la réalité psychique interne.
Les objectifs de l’art thérapie s’adaptent au développement de l’estime de soi, au maintien de l’autonomie, au goût vital, à l’ancrage dans le réel, l’accompagnement lors d’un deuil ou suite à un choc traumatique, l’aide face à la dépression, l’aide à la socialisation… La médiation d’une activité artistique dispense d’avoir à évoquer directement ses blessures intimes. Il s’agit d’une thérapie profonde, susceptible d’atteindre l’inconscient, le mal ressenti. L’art s’intègre à la quête de bien-être de l’être humain, selon Kant, il est une finalité sans fin. L’activité artistique est indissociable de la notion de projet, elle est source vitale. L’exploitation de cette quête sensorielle aide à dépasser, à exprimer au-delà des potentialités, à épanouir. Le patient peut agir, être l’auteur de son propre développement. L’enjeu est d’utiliser au mieux cette fantastique opportunité pour lui permettre d’être réellement l’acteur de son bien-être.
William Blake : le visionnaire
En 1793,l’artiste peintre, graveur et poète anglais William Blake (1757-1827), écrit dans « Le Mariage du ciel et de l’enfer » : « Si les portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l’homme comme elle est, infinie. Car l’homme s’est refermé sur lui-même, jusqu’à considérer toute chose par les brèches étroites de sa caverne ».
Il est intéressant, voire amusant, de constater que les travaux du physicien et chimiste soviétique Frank Kamenetskii (1910-1970) et du philosophe Charlie Dunbar Broad (1887-1971) viennent, plus d’un siècle plus tard, corroborer cette célèbre citation de Blake, également à l’origine du nom de l’essai d’Aldous Huxley, « Les Portes de la Perception » et de celui dont James Douglas « Jim » Morrison baptisa son groupe : « The Doors ».
Ainsi, en 1993, Frank-Kamenetskii écrit au sujet de l’ADN : « Les paires de bases sont arrangées comme un cristal. Cependant, il s’agit d’un cristal linéaire et unidimensionnel, où chaque paire de bases est entourée par seulement deux voisines. »
Les quatre bases de l’ADN sont hexagonales, à l’image des cristaux de quartz, composés d’un arrangement extrêmement régulier d’atomes, qui vibre à une fréquence très stable. C’est ainsi un excellent récepteur et émetteur d’ondes électromagnétiques, utilisé à profusion dans les montres, les radios, les téléphones portables et la plupart des technologies électroniques.
Le tiers du génome est constitué de séquences répétitives où l’ADN devient un cristal périodique qui, comme le quartz, capte autant de photons qu’il en émet. Ces séquences redondantes fonctionnent comme émetteurs et récepteurs de fréquences électromagnétiques, ce qui constituerait une possible fonction neuve pour une partie de l’ADN.
Ce n’est donc pas un hasard si les cristaux de quartz, ou cristaux de roche transparente ont joué un rôle très important dans les croyances et les pratiques chamaniques. Trouvés sur des sites préhistoriques ils étaient prépondérants dans l’alchimie de l’Ancien Monde, comme en magie et en sorcellerie. Une explication rationnelle à ces phénomènes serait leur analogie avec les processus de transmission et de réception des séquences ou des fréquences utilisés dans les domaines de la communication et du traitement de l’information : les cristaux de quartz recoivent les émissions photoniques et les rendent perceptibles. Les « esprits » et autres « êtres de lumière » desquels, selon leurs affirmations, les chamans tiennent leur savoir, étant, scientifiquement parlant, les photons.
Dans l’essai « Les Portes de la Perception », Aldous Huxley énonce le propos du Docteur Charlie Dunbar Broad, lequel affirme que toute personne est à tout moment capable de se souvenir de tout ce qui lui est arrivé et de percevoir tout ce qui se produit partout dans l’univers. La fonction du cerveau et du système nerveux étant dès lors, d’intercepter la majeure partie de cette masse de données incohérente et en grande partie inutile, afin de ne laisser percevoir qu’un choix très minime, mais pratiquement utile. Selon une telle théorie, commente Huxley, chacun de nous est un « Esprit en Général » en puissance.
La critique
L’exaltation de l’union des arts, acceptée à la suite du romantisme, pose le problème du rapport entre l’art et l’écriture. Pourquoi des critiques auto-proclamés, tels certains écrivains et historiens de l’art, s’autorisent-ils à écrire à propos du travail de l’artiste ? Comment réagit celui-ci en vue de se réapproprier le sens de l’œuvre et de définir lui-même son rôle et son statut ? La lecture de textes du XIXᵉ siècle, révèle que la pensée semblait hésiter entre deux tendances ambivalentes et indissociables : l’ouverture aux changements, au renouveau des faits et des idées, ou le blocage archaïque, l’immobilisme irrationnel visible, capable de se muer en une véritable métaphysique.
Cette dualité persiste : la personnalité de l’artiste est au premier plan du discours, sans qu’il soit possible d’introduire de référence à une norme, alors que l’absolutisme érigeait un cadre, une structure externe, à laquelle chacun devait se conformer et par rapport à laquelle toute prise de distance était importante, pour les créateurs, comme pour les connaisseurs.
Au XIXᵉ siècle, chacun devient son propre absolu ; l’expérience et la réalité historique sont intériorisées par des processus qui engendrent un ordre transcendant, pensé individuellement en tant que déterminant absolu du regard, de la perception, du raisonnement et de l’inspiration d’une expression formellement neuve. L’intelligentsia tout entière, se montre par ailleurs sensible à de tels dogmes. La Révolution française va définir la personnalité comme étant le principal critère sociétal ; l’art ne visera donc plus à exprimer un idéal, mais la singularité et l’originalité, en tant qu’expressions de l’unicité individuelle.
La nouvelle valeur artistique réside dans l’écriture au sujet de l’art. Le romantisme inaugure cette forme nouvelle d’expression et l’art devient l’expression immanente et subjective d’un idéal qui lui reste extérieur, défini et légitimé en fonction de nouveaux principes révolutionnaires, au sens premier du terme ! De nombreux artistes expriment le mécontentement qu’occasionne ce basculement sociétal à leur production. Ils vont légitimer leur fonction en délaissant les sujets divins, ecclésiastiques et souverains, en faveur du sujet humain, sans toutefois faire autorité en la matière. L’artiste va, en effet, devoir affronter les écrivains, ces influenceurs de la reconnaissance artistique, les professionnels du savoir en matière d’art et d’histoire de l’art, la suprématie de la science en matière de découvertes, d’observations, et de représentations de la nature. Il sera également confronté aux critères imposés à la production artistique par les « Beaux-Arts », ainsi qu’à ceux préconisés par le marché. Dans ce contexte, trois possibilités lui sont offertes : les ignorer l’un comme l’autre, pactiser avec les deux, ou intégrer le système défini par les « Beaux-Arts ».
La première consiste à privilégier l’art, au risque de se marginaliser, la seconde ouvre à la compromission et la dernière implique pour l’artiste d’être le théoricien de son art, de gérer son itinéraire artistique intégré au marché de l’art, selon la norme des Beaux-Art.
Le monopole du critique, comme celui des Beaux-Arts semblent toutefois contradictoires à l’affirmation politique et juridique des droits individuels, car la liberté de l’institution artistique entre en conflit avec celle de la personne de l’artiste en favorisant le rôle de l’écrit, susceptible de conditionner le jugement porté sur l’œuvre, sur sa valeur esthétique, historique et/ou vénale. Le discours sur l’art se proclame donc instance de jugement de l’application des critères des Beaux-Arts, comme de ceux du marché. L’œuvre se perçoit alors en tant que l’objet d’une rhétorique idéologique, l’historien de l’art s’arrogeant la création de l’essentiel : la valeur due à son estimation. Ainsi, selon l’historien de l’art et collectionneur Jacques Thuillier (1928–2011), l’historien d’art ne saurait conduire sa recherche sans avoir le sentiment que celle-ci engendre par elle-même de la valeur. Celle-ci dépendrait-elle dès lors d’une appréciation, d’un jugement ? Quels devraient en être les critères, les références, les fondements, la forme ? Qu’en est-il en ce qui concerne le légitime droit de recours ?
Le style devint ainsi une fin en soi reproductible, se substituant au modèle idéal. Les artistes n’exprimèrent plus ; écrivains et critiques s’inquiétèrent de ne plus percevoir l’émotion inspirée par la représentation de visions naturelles, ou d’expériences affectives. Stendhal (1783-1842), fut le premier à transposer à la littérature, les critères définis par les « Beaux-Arts ». Précédant la psychanalyse, il établit une nouvelle représentation, dans laquelle l’image est simultanément le sujet du souvenir et l’objet de la connaissance de soi-même. Cette innovation réside aussi dans la mise en scène de l’image personnelle, émanation de la conscience et de l’importance du regard de l’autre ; l’auto-représentation comble de la sorte l’envie de création que la rhétorique ne pouvait satisfaire. Ses critiques relatives aux Salons de 1824 et de 1827, en rupture avec l’histoire de l’art contemporaine, initient de nouveaux critères d’appréciation destinés à conférer au Romantisme l’expression aboutie de l’individualité pour abroger radicalement les ternes critères de l’académisme classique et initier la relation entre la création, l’art, l’artiste et la société.
Honoré de Balzac (1799-1850), considère le plasticien comme l’adaptateur des modèles de représentation définis par l’écrivain. Il dénonce le caractère illusoire des techniques artistiques pour mettre en exergue la capacité littéraire à précisément définir et exprimer la représentation. Le succès du roman glorifie l’écrivain, capable de représenter, alors que le peintre reste l’artisan, le travailleur de la matière. Selon Balzac, dans la société bourgeoise et industrielle, l’artiste est condamné à échouer ou à se compromettre.
Selon Baudelaire (1821-1867), la vérité de l’art est, en soi, morale et l’artiste n’est pas tenu de se conformer à des règles de pure convenance. Il perçoit la peinture de Delacroix (1798-1863), comme un poème, interprétant la qualité picturale en tant qu’une recherche poétique. Le peintre, qui a lui-même déterminé sa recherche, son projet artistique, s’offusque et estime les propos inexacts et déplacés. Courbet (1819-1877), réagit de la même manière au propos de Baudelaire concernant sa production, tandis que Mallarmé (1842-1898), s’attire les foudres de Degas (1834-1917).
Avec Émile Zola (1840-1902), pour qui « l’œuvre est un coin de la création vu à travers un tempérament », l’appréciation devient cruciale et se professionnalise ; la critique s’érige en tant que science méthodique, référencée et circonstanciée : l’œuvre devient prétexte ou faire-valoir.
La perception que les artistes ont de leur travail ne peut correspondre à celle du public ; ils vont, de ce fait, tenter d’échapper à l’hégémonie sociale et rhétorique des écrivains, des professionnels du discours sur l’art.
Il est ainsi depuis la Renaissance, de prétendus connaisseurs qui s’arrogent le droit de définir le bon goût, niant l’avis de l’artiste, réduisant de la sorte l’œuvre au rang de signe. La création peut-elle dès lors espérer rétablir à son profit l’unité rompue depuis au moins quatre siècles ? Son projet peut-il réellement se concrétiser ? La réponse incontestable à cette question émanera uniquement d’écrits considérés comme étant les éléments fondateurs indissociables d’un processus de réalisation artistique.
Commerce et spéculation
Dans un système libéral, l’intérêt d’une œuvre d’art se mesure à sa valeur financière ; son prix est donc proportionnel à son attractivité. La finance a ainsi envahi le marché de l’art, entretenant la spéculation au détriment des artistes. Selon Wall Street, la dette de cinq-cent jeunes artistes américains réunis sur la plate-forme d’exposition debtfair.org, atteint plus de cinquante-cinq millions de dollars. Les acteurs financiers prospèrent grâce au marché de la dette et ristournent de substantiels profits à une classe possédante. La finance se présente comme étant indispensable au rayonnement du marché de l’art. La philanthropie régit les institutions culturelles : la création s’est transformée en marché spéculatif susceptible d’enrichir certains artistes de leur vivant, tandis que les mécènes s’érigent en esthètes bienfaiteurs, plutôt que de rester cantonnés dans le rôle de spéculateurs, dans lequel certains initiés voudraient les enfermer.
Depuis le dernier quart du XXe siècle, un mouvement historique a profondément modifié la façon dont sont créées les richesses dans les pays d’Europe occidentale marqués par la désindustrialisation d’une part, par l’exploitation accrue de ressources qui a pris une importance sans précédent, de l’autre. L’ampleur du changement de modèle du capitalisme est perceptible lorsque se pose un parallélisme entre des domaines généralement considérés séparément, ainsi par exemple en ce qui concerne l’art, particulièrement les arts plastiques, la culture, le commerce d’objets anciens, la création de fondations et de musées, l’industrie du luxe, la patrimonialisation et le tourisme. Les interactions constantes entre ces différents domaines autorisent à constater que le fait d’être du passé, confèrent à des biens le pouvoir de générer du profit. Ce type d’économie repose donc sur le principe de la valorisation de choses existantes, plutôt que sur la création. Une de ses spécificités est de tirer parti du commerce de biens prioritairement destinés aux classes aisées, dont l’acquisition constituera une source d’enrichissement supplémentaire. Le profit n’est donc pas obtenu d’une marchandise produite actuellement, mais d’un bien du passé devenu marchandise, selon la définition des auteurs, au moment de l’échange, lorsque lui échoit un prix. C’est la raison pour laquelle on qualifiera d’économie de l’enrichissement les échanges relatifs aux voitures de collection, d’objets conçus par un grand designer ou de visites en des lieux caractéristiques, non viciés par l’urbanisation moderne.
Son analyse révèle une autre spécificité : l’extension, l’hétérogénéité et l’importance des choses qui relèvent désormais de l’échange redéfinissent la notion de marchandise, comme ses structures.
Ce phénomène, particulièrement sensible au sein des États fondateurs de la puissance industrielle européenne, rend à présent l’analyse de la distribution de la marchandise indissociable de ses différentes formes de valorisation.
Le livre de Luc Boltanski et d’Arnaud Esquerre « Enrichissement : une critique de la marchandise », constitue une intervention dans le champ de l’anthropologie de l’art, au départ de la sociologie et de l’économie. Frère de l’artiste Christian Boltanski, Luc Boltanski étudie depuis une trentaine d’années les transformations sociales de la modernité, l’émergence de la catégorie socioprofessionnelle de cadre et la mise en place d’un nouvel esprit du capitalisme. Il explique la notion de marchandise qui, depuis les analyses de Karl Marx au XIXᵉ siècle, est centrale aux mutations du capitalisme. L’adaptation du sens donné aux choses susceptibles d’être échangées définit la marchandise comme toute chose à laquelle échoit un prix quand elle change de propriétaire. Elle constitue une modalité d’interaction universelle entre les hommes et les biens, sans toutefois représenter une forme d’organisation spécifique au mode de production industriel. Sa valeur résulte invariablement d’un processus d’évaluation transactionnel finalisé par la détermination d’un prix. Une chose quelconque devient ainsi marchandise lorsqu’en situation d’échange, un prix lui est attribué. Réel, mesuré et circonstancié, il entérine la finalisation d’une transaction à un moment donné et peut varier en fonction des rapports qui s’instaureront entre les partenaires de l’échange.
Les auteurs font encore appel à la notion du métaprix, prix admis suite aux variations des formes de mise en valeur et de l’argumentation des parties. Au moins deux notions de prix coexistent lors d’une transaction : le prix définitivement payé et le métaprix qui « incorpore une référence aux opérations au cours desquelles des prix se forment ». Les auteurs rappellent ainsi que les récentes techniques de marketing ne tiennent pas compte des coûts de production dans la détermination des prix, mais du consentement potentiel du prospect et du « seuil d’acceptabilité » des consommateurs en matière de prix. Le métaprix est donc le prix sur lequel il est possible de s’entendre, un support de réflexion.
— Cette montre vaut cent euros peut signifier qu’elle a été payée cent euros, comme le fait que sa côte en collection particulière soit de cent euros.
— Les œuvres d’art muséales non commercialisables sont estimées en fonction de leur valeur assurée.
Le capitalisme parvient à réfuter les critiques de ses détracteurs en variant les formats de valorisation des biens profitables. Avec la forme « marchandise », il a donc multiplié les profils de valorisation pour maximaliser le désir d’acquérir et les potentialités d’enrichissement.
Quatre moyens interactifs de mise en valeur structurent ce système :
– La première, la forme « standard », consiste à produire des biens uniformes répondant aux besoins des consommateurs. Elle distingue le prototype signé par son auteur, lequel garanti juridiquement le droit d’auteur, de ses reproductions manufacturées anonymes.
– Comme en attestent les romans d’Honoré de Balzac et d’Anatole France, la forme « collection » apparaît au XIXᵉ siècle. Le capitalisme produit en permanence des marchandises rapidement rendues obsolètes par l’évolution technologique. Ces biens « standards » devenus anciens, vont être revalorisés sous la forme « collection ». La collection est l’organisation systématique d’une série de biens répertoriés, susceptible de témoigner du manque d’un ou de plusieurs de ceux-ci. Le souci d’acquérir la ou les pièces manquantes constitue la motivation première du collectionneur. Sélective, voire arbitraire, l’exigence de la forme « collection » en limite l’accès. La forme « actif » prend alors le relais.
– Le processus « actif » comprend des biens acquis dans le but d’être revendus. Il valorise des biens, tels les œuvres d’art, en spéculant sur l’accroissement de leur valeur marchande. L’arbitraire de ce moyen de valorisation apparaît particulièrement au vu du caractère disparate et du coût d’acquisition de l’art contemporain.
– La forme « tendance » concerne des choses dont la mise en valeur recourt à la narrativité, mais destinées à se déprécier très rapidement. Elle repose sur l’exploitation marchande des hiérarchies sociales. Souvent et surtout associées à la mode vestimentaire, elle peut néanmoins mettre en valeur n’importe quelle chose, notamment par le truchement du design. Le but est de proposer une possibilité distinctive de promotion sociale à tout-un-chacun dans un marché d’apparence égalitaire. La critique de la société de consommation des années 1960 a particulièrement insisté sur cette forme démagogique qui multiplie des signes d’appartenances sociales faciles à démonter. L’importance acquise par l’industrie du luxe a cependant profondément réorganisé l’activité industrielle et a contribué à instaurer cette forme de valorisation en tant que moteur essentiel des transformations actuelles du capitalisme.
Selon Boltanski et d’Esquerre, si l’enrichissement est effectivement le moteur principal du capitalisme, il ne constitue cependant pas un mal en soi. Il est une manière d’encadrer les relations entre les personnes lorsqu’elles entrent en concurrence pour acquérir des choses. Le capitalisme a multiplié les formats d’enrichissement lorsqu’il a élargi la sphère marchande à l’ensemble de la planète, produisant ainsi une plus-value marchande dans des marchés éloignés l’un de l’autre. La mondialisation est capable de connecter deux partenaires très éloignés de l’échange en prenant le point de vue de chacun des partenaires. Les auteurs affirment que le capitalisme transforme chaque individu en marchand visant à s’enrichir par la multiplication des formes de la marchandise : « Si l’économie de l’enrichissement s’adresse d’abord aux riches et aux très riches, une de ses spécificités est de s’adresser aux autres comme s’ils étaient riches, ou, à tout le moins, plus riches qu’ils ne le sont. »
La finance est partout dans les collections muséales, mais elle demeure souvent discrète, voire invisible. Le pouvoir de l’argent privilégie la discrétion, pour mieux se rendre indispensable à la création. La cote d’un artiste est un indice tangible de la valeur monétaire de son travail, il est cependant risqué de s’y fier aveuglement ; des effets spéculatifs peuvent notoirement influencer l’appréciation de la cote d’un artiste, voire la surévaluer dangereusement. Comme tout marché, celui de l’art, relativement peu surveillé et facile d’accès, est sujet à des mouvements de hausse. Certains spéculateurs mettent une œuvre en vente et des comparses font ensuite artificiellement monter l’enchère, afin de susciter l’intérêt d’autres personnes pour sensiblement augmenter la cote de départ.
Les motifs de spéculation ne reflètent cependant pas toujours la recherche directe du profit : des passionnés, propriétaires de plusieurs œuvres d’un même artiste, peuvent valoriser son art en augmentant sa cote par spéculation. Toutefois, lorsque de tels acteurs se retirent du marché pour cause de retraite, de décès, de faillite, etc, le risque de voir s’effondrer certaines de ces cotes devient latent. Un investisseur peu averti, risque ainsi de voir subitement s’effondrer une cotation, qu’il estimait susceptible d’une croissance raisonnable. Des milliardaires dirigent le marché opaque de l’art et en retire de plantureux bénéfices. Cette spéculation n’est cependant pas sans risque ; l’ombre d’une bulle spéculative pèse sur le marché au détriment des artistes. Aux grands mécènes de la Renaissance ont aujourd’hui succédé les grands capitaines d’industrie, les magnats de la finance et du luxe, qui bâtissent leurs propres fondations tout en investissant un marché de l’art contemporain plus spéculatif que jamais. Une étude réalisée par Artprice démontre que l’art rapporte cinq fois plus que la Bourse. La progression de certaines cotes d’artistes a de quoi faire tourner la tête. L’art spéculatif est un outil d’inféodation des médias et de la critique d’art à la finance internationale, du fait des prix sans commune mesure atteints par les œuvres. Selon le rapport de la société française Artprice, leader mondial de l’information sur le marché de l’art, soixante-huit pourcents des recettes globales de l’art contemporain reposent sur cent artistes et trente-cinq pourcents sur dix artistes seulement. Il est ainsi évident que les expositions dans les grands centres d’art contemporain accompagnent étroitement la progression du niveau de leurs cotations. Une rétrospective au MoMA de New York, au Guggenheim, au Centre Pompidou, à la Tate de Londres, à la Biennale de Venise ou à la documenta de Kassel et c’est l’assurance pour l’artiste de voir sa cote progresser, voire de s’envoler. Est-ce, dès lors l’institution qui crée l’artiste, ou est-ce l’ingéniosité de celui-ci qui rend incontournable sa présence en ces lieux prestigieux ? Il existe à l’évidence des jeux de pouvoir, d’influence, de communication entre un petit groupe d’institutions, de collectionneurs, de galeries et d’artistes, avec à la clé une spéculation qui enrichit les mieux informés par de vraisemblables délits d’initiés. La spéculation est bien présente dans l’art contemporain, mais elle concerne effectivement un nombre très restreint d’acteurs, ce qui rend ce marché très fragile…
Entre logique d’investissement, spéculation, collections passionnées, demande insatiable de grandes signatures pour alimenter les nouveaux musées du monde, le chiffre d’affaires du marché de l’art mondial affiche une progression insolente à deux chiffres, souligne Artprice. Les leviers d’une telle croissance passent par la facilité d’accès aux informations sur le marché de l’art, la dématérialisation des ventes (le tout sur Internet avec nonante et un pourcents des acteurs connectés). la financiarisation du marché, l’accroissement des consommateurs d’art (de cinq cent mille à l’après-guerre à septante millions en 2015), leur rajeunissement, l’extension du marché à toute la Grande Asie, zone Pacifique, Inde, Afrique du Sud, Moyen-Orient et Amérique du Sud.
Les deux plus grandes réserves de richesses mondiales aujourd’hui sont l’art contemporain et les appartements à Manhattan. Le phénomène de spéculation sur le second marché peut avoir sur les jeunes artistes un effet catastrophique et les bloquer mentalement : beaucoup de nouveaux milliardaires se sont mis à collectionner pour s’acheter de la noblesse. Ces gens ont souvent peu de goût pour l’art et peu de culture. Leur seul critère est la valeur marchande. Plus celle-ci est élevée, plus ils s’estiment valorisés. Ils font dès lors monter les cotes de façon artificielle.
Le vidéaste Ange Leccia raconte ainsi l’histoire d’une de ses œuvres qui n’a jamais été retirée alors qu’elle avait pourtant été payée : le consortium qui en était devenu propriétaire avait entre-temps été racheté par un ensemble de plusieurs entreprises. Un grand PDG qui appréciait son travail lui expliqua qu’il ne pouvait l’acheter, étant obligé de garantir la sécurité d’un placement en investissant d’après le classement des cent meilleurs artistes mondiaux. Ceci constitue un comble pour Leccia, qui se souvient : « Quand j’ai commencé ma carrière, à la fin des années 1970, le profil du collectionneur était celui d’un professeur de français ou de philosophie qui achetait une œuvre en la payant en plusieurs mensualités pendant un ou deux ans. »
Les stars d’aujourd’hui et de demain sont fabriquées par des milliardaires. Leurs préférés sont placés sur un marché mondialisé qui a perdu tout sens de la mesure et dont la croissance globale a été multipliée par un facteur dix. Spéculer sur la valeur des œuvres d’art contemporain est ainsi devenu un jeu très lucratif. Insensible à la crise, ce marché bat sans cesse de nouveaux records, jusqu’à concurrencer celui des œuvres classiques. Les carrières ne commencent plus comme autrefois par une exposition personnelle au musée d’Art moderne, mais dans les collections privées de ces industriels habiles à faire grimper la cote des artistes sur lesquels ils misent. Pour booster leurs favoris, ils ont cependant besoin des institutions publiques, qui restent un indispensable canal de légitimation. Aux États-Unis, ils façonnent les collections des grands musées. Ils peuvent par exemple faire entrer tel artiste dans les collections du MOMA pour lui donner de la valeur.
L’influence des grands collectionneurs est souvent plus insidieuse. S’appuyant à la fois sur la baisse continuelle des dotations de l’État aux musées et sur la complaisance de ces derniers, ils mettent en place un sponsoring ciblé pour placer « leurs » artistes. « Les musées ont de plus en plus recours à des fonds d’appoint donnés “généreusement”, moyennant quoi ils se laissent influencer dans leur propre politique de programmation par les choix de ces gens qui sont par ailleurs collectionneurs et spéculateurs », confirme Pierre Alféri, professeur à l’école des Beaux-Arts de Paris, une des rares personnalités à avoir critiqué publiquement le projet de fondation Vuitton au moment de son inauguration.
La rétrospective que le Centre Pompidou a consacrée à Jeff Koons entre les mois de novembre 2014 et d’avril 2015 représente à coup sûr un cas d’école. D’abord parce que l’artiste américain est le chouchou du marché. Businessman assumé, il en a parfaitement digéré les codes. Ensuite, parce que son puissant sponsor, François Pinault, et sa galerie, Gagosian, ont permis à cette exposition d’exister grâce au prêt de plusieurs pièces, dont le célébrissime Balloon Dog rose. Comme les collectionneurs milliardaires ont des moyens financiers bien plus conséquents que les institutions, les musées sont tentés d’organiser des expositions autour d’artistes soutenus par Pinault ou par une très grande galerie comme Gagosian, laquelle participera aux frais de production des œuvres, ce qui explique que l’on retrouve les mêmes artistes dans toutes les instances de légitimation, sous l’impulsion d’acteurs qui n’ont plus de mécène que le nom.
L’art contemporain est en train de perdre sa liberté et son âme, sous l’effet de son recyclage en vitrine de luxe. Le silence du milieu exprime l’impasse d’un univers clos et prêt à presque tout pour compenser le désengagement financier des institutions publiques. Pourtant, l’industrie du luxe ne se contente plus d’acquérir à prix d’or un supplément d’âme sous le couvert du mécénat. Elle rythme le travail et la carrière des artistes, redéfinit la forme même des œuvres et désamorce la puissance critique de l’art pour en faire une nouvelle mine spéculative.
En plus de constituer des placements rentables pour une caste fortunée, les œuvres sont aussi au centre de la stratégie du marché des marques, qui entretiennent la confusion entre œuvre et produit. Avec l’intention de profiter de l’aura d’unicité dont sont nimbées les œuvres d’art, l’industrie du luxe transforme les artistes en ambassadeurs de leurs marques. Arrivant à point nommé dans le courant des années 1990 pour pallier le désengagement de l’État dans le domaine des arts plastiques, la stratégie que développent les entreprises répond alors à des enjeux internes : les groupes financiers viennent remplacer les anciennes maisons et élargissent leur clientèle. Transformer l’art contemporain en un outil de communication devient le moyen pour l’entreprise, confrontée à un phénomène de démocratisation, de conserver son image auprès de ses clients les plus fortunés. Les ententes ponctuelles qui existaient auparavant avec les artistes se transforment ainsi en collaborations durables. Désormais, la relation entre l’art contemporain et l’industrie du luxe ne se limite plus à une source d’inspiration ou à la reproduction de motifs artistiques : il s’agit de l’intégration totale du travail d’un artiste et de sa signature, aux stratégies de communication et de vente de la marque. Ce phénomène concerne l’entièreté du processus de conception, de fabrication et de commercialisation ; du dessin, ou de l’idée originelle, jusqu’à l’espace de vente – car la boutique s’est elle-même transformée en lieu culturel. Le terme « artketing », résume parfaitement cette utilisation de l’art par les marques. Les artistes sont ainsi tenus de concevoir des produits, mais encore d’assurer les séances photos des campagnes publicitaires. Les industriels prétendent être passionnés par l’art, alors que les artistes auxquels ils ont recours servent essentiellement leur stratégie commerciale. Les formes mêmes de l’art contemporain sont affectées par le quasi-monopole de l’industrie. La monumentalité est aujourd’hui le but suprême de tout jeune artiste. Les installations de grande dimension implantées dans des espaces urbains peuvent également résulter de commandes publiques ; elles constituent également une vitrine, le moyen d’être vu, compte-tenu de la multiplication des surfaces d’exposition et des lieux de vente. Ériger des œuvres de plus en plus grandes en lieux de plus en plus vastes monumentaux flatte l’égo, mais cette démesure constituait à la base un retour sur investissement des sommes investies. Ces artistes donneraient ainsi l’impression d’être davantage séduits par le médium que par l’idée et favoriseraient la monumentalité coûteuse et provocatrice au détriment du contenu. Quel est alors l’avenir d’artistes qui produisent des œuvres éphémères ou immatérielles ?
Un discours décalé exige un travail expressivement très fort : les galeries sont ainsi confrontées à des exigences techniques inhabituelles, voire irréalisables en leur espace d’exposition. Beaucoup d’artistes ont ainsi recours aux services d’assistants, certains sont à la tête d’infrastructures composées d’une quinzaine de collaborateurs. Des agences de production, devenues indispensable par la taille des projets artistiques et des espaces dans lesquels ils s’inscrivent, encadrent ainsi des plasticiens et des marques, depuis une vingtaine d’années. Elles évitent aujourd’hui les imperfections d’œuvres précédemment réalisées artisanalement. La technique, omniprésente autant qu’indispensable influence la conception, comme la forme finale des œuvres ; si certains artistes planifient et détaillent précisément leur concept, d’autres se fient à l’avis des professionnels de la réalisation.
Le début de ce phénomène remonte à la décennie ‘80, époque des entrepreneurs-vedettes à laquelle apparaît la figure de Jeff Koons, qui incarnera le mariage de l’art et des affaires. 1986 voit le premier salon du sponsoring et du mécénat être organisé à Cannes ; la convergence entre l’art et l’entreprise y sera initiée. La fin de la décennie voit émerger une désinhibition totale vis-à-vis de l’argent, du plaisir, de la jouissance immédiate. Des musées organisent des soirées festives, des industriels font leur entrée dans la sphère artistique et le mécénat mute en partenariat osmotique. La présence du marché se perçoit dans l’enceinte des écoles d’art, pour lesquelles l’entreprise, comme d’autres acteurs privés, constituent des possibilités d’insertion professionnelle. Ces cursus prétendent préparer à la pratique professionnelle de l’art, alors qu’ils prêchent les dictats de l’industrie du luxe. La question du marché y suscite par ailleurs de moins en moins de résistance. L’objectif est de former à l’économie d’un projet, de développer la capacité à mobiliser des ressources financières et humaines, d’apprendre à évaluer la valeur financière de l’œuvre, tout en préservant la pratique d’expressions moins assimilables pour le marché, telles la performance.
Selon le vidéaste Ange Leccia, directeur d’une résidence d’artistes au Palais de Tokyo, les lieux de formation demeurent cependant les derniers endroits où peut encore subsister « l’art idéal » non corrompu, où les choses les plus inventives se créent, la pression économique y étant absente. En dehors de ces territoires de réflexion, le marché dicte le travail et l’art dérive vers les affaires. Les nouveaux « artistes » élaborent des projets qui appellent aux fonds, avec pour effet la limitation de leur potentiel créatif. Beaucoup deviennent ainsi de petits entrepreneurs au discours séduisant, des délégués commerciaux plutôt que des praticiens.
En France, le don réalisé par une entreprise dans le cadre du mécénat subvient aux charges de vie du futur artiste, à son accompagnement pédagogique et au financement des frais de conception et de production de ses œuvres. Le montant peut atteindre jusqu’à vingt-cinq mille euros, avant déduction fiscale. Le mécène bénéficie d’une relation privilégiée avec l’artiste, qui présente sa propre vision de l’entreprise, communique en interne, comme en externe à propos du projet artistique, ce qui labellise cette société commerciale soutient de la création contemporaine.
La pétition intitulée « L’art n’est-il qu’un produit de luxe ? » a peiné pour obtenir la signature de plasticiens, personne n’ayant intérêt à discréditer un milieu de plus en plus dépendant de fonds privés extérieurs. En coulisses pointe le sentiment d’exaspération d’être inféodé à un système générant une sphère d’influence peu appréciée. Certains artistes éprouvent la désagréable sensation de renier leurs valeurs initiales.
Pris dans les griffes du marché, l’art contemporain ne peut que se vider de sa substance, de sa charge critique. Comment dès lors susciter d’autres imaginaires, d’autres discours, d’autres formes vitales ? Quelle inspiration nouvelle pourrait remédier à l’étroitesse des normes, sociales, esthétiques, sexuelles, prédéfinies par les critères de l’industrie du luxe ?
La stratégie comporte encore la subtile manipulation de présenter une œuvre dans un contexte différent de celui de son thème. C’est ainsi qu’un travail relatif au phénomène de la paupérisation – précédemment acquis par un musée de Chicago, pour un montant à sept chiffres – a été installé sur une assise de marbre entourée de colonnes néoclassiques.
À l’instar du Romantisme à son époque, le but de ce système est de priver l’art de sa portée objective critique et de décourager les artistes de s’opposer à lui.
Quel que puisse être la qualité du travail qu’il présente, tout artiste reste anonyme en dehors de ce processus qui recense vingt-cinq « vedettes », alors que des milliers d’autres subsistent en exerçant des petits boulots. Les institutions prétendent subir le poids du marché sans pouvoir compter sur d’éventuelles rémunérations émanant d’un retour économique ultérieur. Certains plasticiens en mal de visibilité seraient ainsi prêts à emprunter et à payer pour financer et montrer leur production.
Est-il possible d’enrayer cette destruction de l’art et de l’œuvre authentique ?
Le groupe Facebook « Économie solidaire de l’art » créé en 2014, revendique une charte de rémunération minimale pour toute intervention artistique, l’instauration d’un fond de soutien aux artistes, alimenté par la rétrocession, au titre de droits d’auteurs, d’un pourcentage des recettes perçues par les banques d’images, galeries, salles des ventes, billetteries de musées, foires d’art contemporain, etc. Ce dispositif solidaire inclurait également la perception d’une fraction des revenus de ses adhérents, inspirée du modèle de prélèvement dégressif de l’impôt : les bénéficiaires des revenus les plus importants contribueraient donc davantage que les plus faibles.
Investir de nouveaux territoires artistiques et bénéficier de la privatisation de l’espace culturel permet l’ouverture à d’autres alternatives. Les décideurs du marché spéculent sur le fait que des pièces au coût de production gigantesque ne pourraient exister sans leur participation financière. La réduction des budgets de production pourrait cependant constituer l’antidote aux dictats du capitalisme, la qualité comme la valeur d’une production n’étant pas dépendante de son coût. Des œuvres peu chères à réaliser minimiseraient, voire annihileraient le pouvoir des hommes d’affaires et des financiers, notamment par rapport aux institutions culturelles publiques, inquiétées par la concurrence déloyale des fondations privées.
Le système commencerait-il à s’auto-détruire ? Certains collectionneurs déchantent : un chef d’entreprise, fier d’une toile acquise au prix de quinze millions d’euros, apprit d’un expert que la valeur effective de ce tableau était de douze millions ! Le doute commence dès lors à s’insinuer et se manifeste, par exemple, par la fluctuation de certains fonds d’investissement.
Certaines œuvres délibérément surestimées peinent à trouver preneur, bien que signées Jeff Koons. Damien Hirst, l’enfant terrible de l’art britannique, a vu, en quelques années, sa cote s’effondrer. Ses œuvres ont effectivement inondé le marché, mais une telle chute est aussi rude que surprenante. A force de suralimenter le marché, de provoquer et d’encourager les hausses excessives des prix, marchands et collectionneurs contribuent au discrédit du marché et instaurent une situation critique, semblable à celle survenue en 1992, lorsque les prix avaient diminué de cinquante pourcents. C’est maintenant la désaffection des amateurs d’art chinois qui inquiète : en un an, le montant des transactions enregistré a chuté de trente-sept pourcents. Si ce désengagement se confirme, une nouvelle crise de grande ampleur s’annonce.