
L’inversion d’un paradigme
Pour le philosophe français Alain Badiou (1937), le rapport entre la présentation et la représentation est un sujet existentiel subordonné à toute procédure de vérité. Dans le domaine des arts plastiques, l’art contemporain aurait ainsi inversé le paradigme historique de la représentation de la présentation de la nature, par celui qui rend possible la présentation de la représentation elle-même, pour finalement ne représenter que la représentation.
Précisions sémantiques
Usuellement, la signification de l’adjectif, comme du mot « contemporain » est « simultané à », « de la même époque que » ; contextualisé au moment présent, il est donc synonyme d’actuel. Il hérite toutefois d’un sens tout à fait différent pour l’histoire de l’art, laquelle définit temporellement la période propre à l’art dit « contemporain » comme ayant débuté en 1945, soit après l’issue de la dernière guerre mondiale et étant toujours en cours.
Cette spécificité peut rapidement ouvrir à la polémique, dès lors qu’une majorité de personnes méconnaissent la nuance et demeurent confrontés à la divergence d’interprétation qui persiste entre le sens courant du terme « contemporain » et celui qui lui a été techniquement attribué par les historiens de l’art. L’appellation « art contemporain » ne fait ainsi exactement référence au champ temporel défini par ceux-ci, que lorsqu’elle est utilisée à dessein, pour en définir le critère original.
D’autre part, l’ensemble de la production artistique actuelle ne s’intègre pas au dit contexte et ne revendique pas d’y être associée. Il ne concerne que les pratiques et les réalisations idéelles et conceptuelles enfreignant les frontières définies par l’art moderne et l’art académique.
Le souci d’exactitude, comme celui de cohérence, m’incite encore à rappeler une donnée historique : la sociologie définit trois grands paradigmes relatifs au monde de l’art – classique, moderne et contemporain, tandis que l’histoire de l’art fixe le commencement de la période « Moderne » à l’année 1870, début de l’impressionnisme, son épilogue à celui de la seconde guerre mondiale, l’année 1945. Le paradigme contemporain est par conséquent le paradigme actuel, toute production réalisée aujourd’hui dans un style historiquement attribué à une période artistique antérieure devenant de ce fait obsolète.
Évolution de l’art contemporain

Prémices
Les adeptes des mouvements tels le Dadaïsme, le Cubisme, le Futurisme, le Constructivisme, etc, ont à partir de la fin du XIXᵉ siècle entamé une réflexion, souvent radicale, à propos de la notion d’œuvre d’art. Ils délaissent la prouesse technique, la minutie et le savoir-faire au bénéfice de la profondeur réflexive, de la capacité à exprimer, à signifier. Ces avant-gardes vont ainsi fissurer la conception esthétique, lisse est nette de l’œuvre académique. L’œuvre peut être une idée, une phrase, un objet manufacturé tel le Ready made.
Cubisme : Paul Cézanne – Carrière Bibémus
Chronologie
La destruction massive inhérente à la seconde guerre mondiale a transféré les véritables valeurs de l’objectif vers le spirituel. Le développement de la société de consommation, l’augmentation de la production de biens manufacturés, la croissance économique, alliée à l’essor d’une classe moyenne dans les pays industrialisés, vont susciter la réaction de certains artistes. La représentation matérielle figurative à ainsi été abandonnée au profit d’un arbitraire abstrait, susceptible d’incarner le concept de la prédominance de l’esprit. L’art contemporain revendique d’être expérimenté et appréhendé tel une nature inconnue. Il est une réflexion permanente, une recherche fondée sur l’expérience artistique antérieure.
Démarche d’abord transgressive, fondée, inscrite dans l’histoire de l’art et des sociétés, il définit sa propre grille de lecture, ses codes, ses courants de pensées. Prenant appui sur les nouvelles technologies, il s’affranchit du champ artistique propre au XIXᵉ siècle. L’art contemporain est – par définition – vivant, « en train de se faire », synchronisé au moment présent. La variance de ses modalités de présentation contribue à surprendre, voire à déranger le spectateur, à diversifier son accès à l’œuvre sans avertissement préalable, à éventuellement l’y intégrer à son insu, à bousculer ses certitudes, à affiner sa perception, comme sa sensibilité. Celui-ci ne contemple plus l’œuvre, il en déclenche l’effet. Le choc qui résulte de la confrontation à l’œuvre en révèle la substance.
Au niveau plastique et formel, la rupture avec l’art classique est évidente en ce qui concerne les médiums utilisés, la technique de travail et la présentation des œuvres.
Les artistes s’affranchissent des usages et explorent les possibilités plastiques de toutes les matières. La totale liberté de création repousse les limites propres à la peinture comme à la sculpture, rehaussant l’aspect subversif inhérent au concept, la subversion pouvant même représenter l’intérêt majeur d’une œuvre. Les nouvelles technologies ouvrent à de nouvelles formes d’expression.
L’apparition de la photographie au XIXᵉ siècle exercera une influence sur de nombreux artistes. Initialement destinée à restituer la nature, elle permit d’investiguer d’autres objectifs, d’expérimenter de nouveaux concepts. Décriée par Baudelaire, qui craint de la voir remplacer la peinture, elle peut être considérée comme une des sources ayant inspiré l’avènement de l’art contemporain. Elle incite les artistes à repenser la fonction de l’art, dont la finalité devient le questionnement, l’interpellation, la critique, la révélation du réel, de ses crises et contradictions. L’utilisation de la vidéo en tant que moyen d’expression artistique, apparaît au début des années 1960 et demeure très prisée.
Les nouveaux moyens d’expression mènent à de nouvelles formes de présentation, à la recherche permanente de nouveaux défis, de changements technologiques, de nouvelles opportunités. Loin d’être une finalité, la forme tire sa légitimité d’une relation avec un concept fort. L’émergence des nouveaux moyens d’information et de communication a propagé, voire banalisé la renommée des œuvres et des artistes.
En France, l’instauration des facultés consacrées à la pratique des arts plastiques (1968-1969) constitue une des principales bases de contestation de l’enseignement académique des beaux-arts. La sociologie et l’ethnologie intègrent désormais la recherche artistique. De nouvelles pistes de recherche conceptuelles modifient signification et perception de l’art. La performance et l’installation modifient sensiblement la médiation artistique. De nouveaux médias de diffusion s’ajoutent aux nouveaux concepts d’exposition et aux nouvelles galeries.
Le courant postmoderniste, présent du début des années 1960, jusqu’à la fin des années 1980, a exprimé la plupart des problématiques soulevées par le questionnement relatif à l’art contemporain. Concernant l’esthétique, les théories postmodernistes développent l’idée d’une fin de l’œuvre d’art, généralement annexée à la thèse de la perte de toute valeur idéale ou métaphysique.
La décennie 1980 voit l’apparition des courants artistiques à composantes technologiques tels l’informatique, le numérique, la biologie, etc. Cette liste non exhaustive est concomitante aux progrès de la recherche industrielle. L’attrait pour la rapidité et la facilité qu’autorise la société de consommation se matérialise dans le travail de certains artistes. L’implication dans le processus créatif demeure toutefois impératif à la formulation d’une œuvre pertinente. L’artiste veillera ainsi à éviter le piège de la facilité qu’offre le soutien technologique à la création artistique.
L’art contemporain occidental s’ouvrira ensuite aux artistes issus des pays dits en voie de développement. Les paradigmes de la globalisation et la perte des repères spatio-temporels conventionnels valorisent les modes d’approche typiques et les composantes biographiques et sociologiques.
En amont des expositions, internet joue un rôle de plus en plus important dans la médiatisation de l’art contemporain. Des conseillers avisent gratuitement au sujet des probabilités d’avenir des artistes émergents. Les changements survenus au sein des pays les plus informés ont suscité un besoin d’art de plus en plus important. L’art contemporain est particulièrement friand de nouveaux médiums. La vocation éphémère ou « en cours » de nombreuses œuvres contribue à utiliser le médium en tant que vecteur de médiation, plutôt qu’en qualité de support stable, parallèlement au phénomène de dématérialisation progressive des supports d’information au profit d’une logique relationnelle.
La critique d’art et les institutions jouent un rôle important dans la recherche permanente d’une définition de la contemporanéité. Les formes d’art dont les problématiques ne reflètent pas les tendances promues par la critique sont ainsi généralement exclues de la démarche labellisée contemporaine. D’un point de vue géographique, à partir des grandes places artistiques occidentales et de la Chine, après la chute du Mur de Berlin, la planète de l’art contemporain s’est mondialisée, l’Afrique et l’Amérique latine n’ayant pas évité la progression du processus d’extension du phénomène.
Art contemporain et Moyen Age

L’art est-il aujourd’hui en situation de crise ? L’analyse du phénomène des ready-mades de Marcel Duchamp peut vraisemblablement éclairer une opinion à ce propos. Généralement datées de la période entre 1913 et le début des années vingt, ces réalisations ont inspiré différents artistes. Cette tendance s’est pleinement imposée aux États-Unis dans les années cinquante et dix ans plus tard en Europe, sous l’influence du mouvement Fluxus et de ses variantes.
Marcel DUCHAMP – Fontaine
La présentation d’un objet manufacturé brut ou très légèrement modifié va requérir un dispositif de présentation qui intègre l’objet en tant qu’œuvre d’art. Cet « art d’accommoder » sera, selon les tendances, les époques et les sensibilités, accueilli comme une capacité à renouveler les avant-gardes ou tel l’épuisement d’un processus répétitif.
Une réflexion alternative relative à la pertinence sociétale de cet aspect de l’art du XXᵉ siècle, tentera de démontrer que ce concept est simplement l’effet d’un déplacement des techniques de l’esprit déjà d’application pendant les derniers siècles du Moyen Âge, comme dans le courant de la Renaissance, époques antérieures au développement du concept moderne d’une science autonome. L’Art de mémoire – Ars memoriae – ou méthode des lieux, est une méthode mnémotechnique principalement utilisée pour mémoriser de longues listes d’éléments ordonnés. Elle est basée sur le souvenir de lieux connus, auxquels on associe la mémorisation d’éléments neufs. Enseigné pendant des siècles dans les universités en tant que partie de la rhétorique et de la dialectique, il permettait à un orateur de rapidement retenir un discours.
Mais si la pensée se fonde exclusivement sur la connaissance restituée par la mémoire, elle suscite immanquablement un questionnement relatif au rapport inhabituel à l’art instauré par les nouveaux lieux d’exposition, comme par les techniques de figuration indirecte : Qu’est devenu l’art dans la société actuelle ?
Comment s’intègrent à la mémoire collective les contenus sensoriels mémorisables et l’initiation de l’imagerie mentale et matérielle ?
Les images collectives supplantent l’imagination individuelle socialement peu exprimée : quel est l’objet du partage ? À qui est-il destiné ?
Quel contexte rendra ces données effectivement perceptibles aux destinataires souhaités ?
Dans quelle mesure la technique influence-t-elle le sens des moyens d’expression ?
Au XXᵉ siècle, le curateur suisse Harald Szeeman (1933-2005) fut le précurseur de présentations d’avant-garde aux thèmes atypiques : « Quand les attitudes deviennent formes » – Kunsthaus de Berne en 1969 et « Mythologies individuelles » – Documenta 5 à Kassel, en 1972.
Leur principe concepteur témoigne du parallélisme instauré par Szeeman entre L’Art de mémoire et des options artistiques innovantes :
La présentation bernoise prônait la convergence de démarches artistiques neuves et d’un lieu d’exposition « classique » reconnu en tant-que-tel.
La Documenta 5 posait l’accent sur le statut ambigu d’œuvres dont la témérité innovante exigeaient une clé explicative, résultat contraire au souhait des artistes qui souhaitaient l’accès de quiconque à l’œuvre en dépit de toute intention créatrice.

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