L’art a l’œuvre – IV.

Ressentir autrement

L’art est une forme condensée et spiritualisée de la réalité dont il dévoile l’essence. Il est ainsi la spiritualisation du réel, la manifestation de sa vérité : l’œuvre d’art extrait l’essentiel du superficiel occultant et le rend perceptible à la conscience. Les choses communes sont perçues comme étant susceptibles de satisfaire appétits et désirs ; statut qui dissimule leur spécificité propre. L’œuvre d’art ne manipule pas le réel, elle tente de rendre aux choses leur singularité ; sa puissance permet de dépasser la nécessité de satisfaction vulgaire. L’art écarte les généralités conventionnelles socialement acceptées, pour présenter la réalité.

La science moderne considère l’objet commun transformable, manipulable, alors que l’œuvre confronte à l’énigmatique, à l’état stable, à la permanence de l’être. La philosophie des sciences définit la pratique constructive comme autonome, la pensée étant délibérément limitée à l’ensemble des techniques de captation qu’elle initie : penser, c’est tester, questionner, modifier, créer, sous l’égide d’une expérimentation contrôlée, dans laquelle interviennent des phénomènes élaborés complexes. Jamais autant qu’aujourd’hui, la science n’a été sensible aux modèles intellectuels : lorsqu’un modèle scientifique résout un problème, il est appliqué à toute chose au titre d’expérimentation ; la pensée opérationnelle devenant, en quelque sorte, l’astuce absolue. L’objet commun doit ainsi, dans la réalité et l’historicité primordiale, être considéré comme « l’être préalable », pour permettre au concept scientifique de prendre la dimension philosophique. La logique artistique abonde par ailleurs dans ce sens : créer autorise à maîtriser une interprétation personnelle du monde. N’est réel que ce qui est l’être de la nature, de l’esprit, ce qui se manifeste dans l’espace, comme dans le temps. L’art révèle l’action de cette force universelle en proposant une réalité élevée, une existence plus authentique. Bien qu’il ait été récupéré, assimilé à un quelconque produit culturel, à un objet à sensations, à distractions, à un banal produit de consommation, à une marchandise, qu’il soit devenu un secteur de l’économie du plaisir et que l’œuvre soit aujourd’hui considérée telle un agrément parmi d’autres, cette réduction de l’art à l’esthétique aboutit, selon l’analyse du philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976), à dévoiler les rapports dominants d’un peuple sous la forme d’une évidence.

L’œuvre d’art révèle un monde émergeant qui s’accomplit et n’est pas en ce sens un média, une interprétation parmi d’autres : il n’est que par l’existence de l’œuvre elle-même. Ainsi, pour Heidegger, un temple grec n’est à l’image de rien : il est uniquement la révélation du monde grec, une reproduction accessoire de l’expression de sa culture. Sans cette révélation émanant de l’œuvre, rien n’éclairerait le destin de l’homme. L’œuvre d’art témoigne du monde singulier d’un peuple, de sa vérité historique, ainsi que le fait la Terre elle-même. L’œuvre d’art n’est ainsi pas un simple ouvrage, un artefact parmi d’autres qui témoigne du génie, de la virtuosité de son auteur. Elle donne corps à l’être révélateur d’un monde et d’une Terre, de l’espace par lequel se dévoile toute chose, de l’essence qui ouvre à toute présence.
Un bâtiment tel un temple grec, n’est à l’image de rien. Il est là, simplement, il existe. Il recèle la figuration d’un Dieu et en ce lieu, laisse le sacré s’étendre en sa présence. C’est l’existence du temple qui autorise celle de ce Dieu, dont la présence n’est d’ailleurs pas infinie, mais se déploie et se limite dans et à l’enceinte sacrée que définit le temple. L’œuvre-temple dispose et détient en elle l’unité des perspectives de la destinée humaine – la naissance, la mort, le malheur, la prospérité, la victoire, la défaite, la durabilité, la ruine, etc. L’importance de ces éventualités matérialise le monde historique du peuple, qui par elle et en elle se reconnaît pour accomplir sa destinée.
Le temple repose sa constance sur le roc ; sa permanence d’œuvre bâtie tient tête aux éléments et confirme ainsi de la violence de la tempête, de l’éclat usant de la lumière solaire, de la clarté du jour, de l’obscurité nocturne, de l’infini du ciel. La permanence immuable de sa stature contraste avec le passage éphémère des êtres et des événements. Il s’agit ici d’une référence à la phusis, un des tout premiers concepts philosophique de la pensée grecque, qui pour les Présocratiques, constituait le concept originaire, soit tout ce qui est et advient, la nature étendue à sa dimension la plus large possible. La nature considérée dans l’ensemble de ses phénomènes, qui est appelée la Terre.
Bâti sur le roc, l’œuvre-temple est un monde établi sur la Terre, son sol natal. Pour Heidegger, un monde est l’espace sensuel et relationnel né des choix essentiels d’un peuple et ouvert au possible. Plusieurs mondes correspondant chacun à un peuple cohabitent à chaque époque, la Terre, étant le berceau, la présence accueillante où le tout s’épanouit.
Ce n’est pas la présence des êtres naturels qui confère au temple un quelconque statut, mais bien l’existence de ce dernier qui démontre la précarité des choses et des êtres.

Selon le philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844-1900), la vérité de l’art réside dans le fait qu’il est illusoire et atteint sa pleine dimension en se nourrissant de l’existence qu’il configure simultanément. L’art serait ainsi, à l’instar de cette autre illusion qu’est l’amour, le « grand stimulant de la vie » qui confère à l’existence la forme de l’ivresse vitale. Il procure au monde sa forme héroïque, il est l’excès sublime qui élève par-delà le banal de l’ordre rationnel ou social.
La preuve la plus surprenante de la force de transfiguration que peut opérer l’« ivresse vitale » se révèle par le biais du phénomène amoureux dans lequel elle supplante le réel : pour l’amoureux et l’amoureuse, la cause s’efface consciemment devant l’illusion. Ce phénomène ne permet plus à l’esprit de différencier exactitude et duperie : l’amour, ce compris celui de Dieu, est un état fiévreux transfigurant, une ivresse mensongère au sujet de l’autre comme au sujet de soi-même. L’art peut également revêtir une forme passionnelle semblable et devenir la motivation suprême d’une vie.
L’artiste perçoit le réel comme un flux intense de forces et l’œuvre constitue l’animation de cette confrontation ; elle confère au réel l’intensité maximale.

Pour le peintre Paul Klee (1879-1940), l’art ne rend pas le visible, mais rend visible l’invisible. L’art présente le réel sous un éclairage différent, il libère du rapport conventionnel au monde. Le regard humain est généralement orienté par le flot d’images venu de l’imaginaire social et culturel, nivelant tout inédit et toute originalité. L’art peut dès lors raviver le caractère créatif que peut susciter toute vision, inviter à voir activement et sélectivement, plutôt que de subir un quelconque chaos oculaire. Au quotidien, la perception visuelle subit l’influence de l’habitude et d’un flot d’images, qui est à la vision, ce que le préjugé est à l’intelligence. L’artiste veillera à éviter ce piège pour appréhender chaque chose ou événement comme une découverte, de manière à conserver l’objectivité indispensable à l’expression originale personnelle.
Au-delà l’habitude, l’art montre les choses nues. Dans l’instantané du premier regard, toutes les caractéristiques perçues nous atteignent, l’habitude altère ensuite la puissance initiale de cette perception. Le rôle de l’art est de dévoiler, dans toute la force du terme, de montrer nues, sous un éclairage qui va secouer la torpeur, les choses surprenantes que nos sens enregistrent machinalement.

Être artiste c’est savoir adopter une attitude qui refuse toute norme et toute règle. L’art se doit d’être contestataire voire répréhensible, subversif, corrosif, éprouvant, agressif, allergique à l’approbation des masses ; privé de tels attributs il n’est simplement pas de l’art, mais un ersatz vide, décoratif dans le meilleur des cas. L’art est là où il n’est pas attendu, car il déteste être reconnu.

Des travailleurs sociaux et des associations utilisent des pratiques artistiques en tant qu’outils d’expression, leviers d’émancipation, espaces de respiration, préalables à l’insertion, en vue d’améliorer le bien-être de leurs publics. L’approche artistique peut, par la satisfaction qu’elle procure, positivement influencer les publics fragilisés, améliorer la confiance en soi, la communication, l’estime de soi. La pratique artistique est ainsi socialement intéressante, pour autant qu’elle ne se limite pas à être considérée comme une simple récréation, ou qu’elle ne devienne pas l’outil d’une tentative de manipulation destinée à contrôler, gérer ou normaliser des comportements qualifiés comme dérangeants.
Le travail social a aujourd’hui subi diverses mutations, principalement dues aux évolutions sociétales. Aider des personnes affectées d’une quelconque pathologie physiologique ou sociale hors l’encadrement de structures organisatrices définies, consiste à participer de fait à la rationalisation d’une situation considérée comme étant problématique selon ses appréciations personnelles. Les mutations socio-économiques contribuent à augmenter massivement les problèmes sociaux et modifient ainsi les missions sociales. Les travailleurs sociaux doivent s’adapter à de nouveaux publics et prendre en charge l’insertion professionnelle. La réponse sociale s’est transformée et se focalise à présent sur l’urgence. Les valeurs et la finalité initiale de l’action sociale sont remplacées par des objectifs pré-définis, situation à la base du désenchantement des travailleurs sociaux. Ce contexte est cependant propice à instaurer une relation pertinente et efficace entre travail social et création artistique, qui appliquée avec justesse et discernement, initie un mouvement positif au sein des établissements et structures. En tant que support éducatif d’accompagnement social, elle engendre de profonds changements au niveau de l’organisation du travail et des schèmes d’intervention. Lorsque les travailleurs sociaux adoptent des attitudes influencées par le contexte artistique, ils amenuisent la distance due à la réserve professionnelle, ce qui procure un surcroît de sens au travail social.
Il ne serait toutefois pas inutile d’estimer dans quelle mesure la charge émotionnelle suscitée par une pratique artistique pourrait initier un lien durable, voire une dépendance entre l’accompagnateur professionnel et l’usager.
Cet accès à l’art, à la créativité, à l’expérimentation de soi en tant qu’individu créatif, puissant, curieux, critique et capable, constitue la rencontre avec l’expression pure, « inutile », n’existant que par et pour elle-même, en dehors de tout critère et de toute évaluation, de contrôle et de jugement. C’est, enfin et surtout, l’émergence d’une expression intelligible qui nourrit l’exigence de reconnaissance.

L’accès à l’art deviendra socialement efficace s’il s’accompagne d’un mouvement d’émancipation général, porté par les travailleurs sociaux, comme par l’ensemble de la société dans le cadre de politiques publiques ambitieuses. En Belgique, le financement public « Article 27 », en faveur des détenteurs de faibles revenus ou le subside accordée à l’aide sociale pour l’épanouissement culturel et sportif de leurs usagers, représentent une impulsion positive en vue de favoriser l’influence de l’art. Elle est cependant susceptible d’être contrariée par des effets pervers, comme de tenter d’occulter les fractures sociales. La tendance est aujourd’hui à la « marchandisation » du travail social. Les logiques sont celles du contrôle, de la normalisation, de l’intégration et du résultat. L’objectif d’émanciper est minoritaire et reste exclusivement sous l’égide d’institutions et ou de travailleurs courageux.

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